« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil1. » – Ivan Illich
Ivan Illich imagine un autre monde basé sur la « convivialité », c’est-à-dire la capacité à entretenir des relations avec d’autres et avec les objets, de construire le monde avec des outils et de travailler ensemble. Or nous ne vivons pas dans une société conviviale, mais dans un monde néolibéral qui nous promet de formidables infrastructures tout en créant de nouveaux rapports d’exploitation basés sur les algorithmes. Toujours plus solitaires, nous vivons des vies de plus en plus menacées. Comment, dans ce monde, imaginer un autre avenir ? Peut-être en considérant des relations irrépressibles – celles que nous entretenons avec nos outils et avec les autres, envers et malgré tout ?
Sans naïveté ou fausses promesses, mais avec persévérance, deux expositions d’Emmanuelle Lainé abordaient cette question à l’été 2017. Where the Rubber of Ourselves Meets the Road of the Wider World, au Palais de Tokyo, consistait en une photographie trompe-l’œil en trois dimensions qui s’ouvrait sur un diorama accessible au public et créait ainsi un espace dans l’espace. À première vue, l’image représentait une machine – une machine servant à produire des outils. Parallèlement, l’artiste présentait Incremental Self : les corps transparents à Bétonsalon, à l’autre bout de Paris, une installation filmique documentant ses rencontres avec des personnes entretenant une relation forte avec les outils qu’elles manient dans le cadre de leur travail : trois artistes vivant dans une maison de retraite et un ouvrier spécialisé. Emmanuelle Lainé a choisi deux approches artistiques distinctes pour examiner nos relations aux outils sous deux angles différents. En réponse au scénario inquiétant qui menace le monde actuel, elle nous montre des relations que ce même monde semble proscrire : dans le premier cas à travers une rencontre avec des outils, dans le second sous la forme d’une rencontre avec ceux qui travaillent dans une relation étroite avec ces outils.
1.
Ce ne sont que des allégories au sens que leur a donné Walter Benjamin ...
Le travail au Palais de Tokyo prenait la forme d’une scène invitant les visiteurs à l’investir. Si nous acceptions l’invitation et entrions dans l’univers de la machine, nous y trouvions une collection bigarrée d’objets apparemment abandonnés, presque fantomatiques et muets. Que peuvent bien avoir en commun le mobilier de bureau orphelin, une machine silencieuse, un câble d’ordinateur déconnecté, un dispositif mobile de gestion d’entrepôt, l’image générique d’un paysage marin et un hamburger en caoutchouc ? Tous ces objets forment un scénario d’activités quotidiennes, d’instruments, d’outils et d’ustensiles laissés à l’abandon – des traces de travail. Malgré leurs différences, voire leur incompatibilité, ils semblent renvoyer vers quelque chose qui attend probablement d’être inventé. C’est précisément ce que je souhaite aborder dans cet essai, où je tente d’identifier des connexions en déambulant dans l’espace diorama du Palais de Tokyo, en lisant les entretiens de l’installation à Bétonsalon, en écoutant les protagonistes et en les reliant à d’autres personnes, mais également en inventant des choses. Bien que la plupart des protagonistes de ce texte existe, d’autres sont inventés, mais ils pourraient exister. Ce ne sont que des allégories au sens que leur a donné Walter Benjamin2 , en ce qu’ils entretiennent une tension entre le personnel et le général, entre le soi et le monde – une caractéristique qu’ils partagent avec la machine et les objets dans l’installation d’Emmanuelle Lainé.
Nous voici donc au milieu d’une machine – non, plutôt au milieu d’une photographie en trois dimensions d’une machine. La mise en scène révèle et occulte simultanément, la matérialité de la production y est à la fois concrète et générique, spécifique et universelle. Car l’histoire du travail est aussi l’histoire de chaque production individuelle, une histoire d’exploitation, mais aussi de savoir et de savoir-faire. En gardant cela à l’esprit, écoutons Thierry Gabrielli, employé à la Société Coopérative Ouvrière Provençale de Thés et Infusions (Scop-TI). Emmanuelle Lainé l’a interviewé près de Gémenos en janvier-février 2017. Voici un extrait de leur conversation :
« Bon, moi, je suis mécanicien déjà, d’origine. On nous a toujours dit, pour être bon, il faut compter au moins entre cinq et huit ans. Pour les connaître, ces machines. Ce sont des Teepack, des machines allemandes. Il a fallu que je trafique les outils, que je trafique les machines. […] On arrivait à faire tourner les Teepack à 186, voire à 190 coups minute pour les infusions. Et je vous dis ça parce qu’en 89, oui 89, on s’est mis en grève à Marseille… Quand on a su qu’on devait être déplacé, on s’est mis en grève. Ils ont pris nos sacs d’infusion et ils les ont envoyés chez tous les gens qui font des infusions, pour faire faire des boîtes pour eux. Pour que la grève, elle s’étouffe. Mais ils n’y sont pas arrivés. Eh non, ils faisaient que du thé, les gens ! Les infusions, ils n’y sont pas arrivés ! Après, ils se sont rendus. On a gagné un peu ce qu’on avait demandé. Pas tout. Prime de transport, des machins3 … »
Nous apprenons ainsi des choses sur les compétences spécialisées de Thierry Gabrielli, sur son expérience et son habilité à faire exécuter à la machine des opérations pour lesquelles elle n’a pas été conçue. Son travail a permis à la machine de transcender et d’augmenter sa fonction initiale. Son savoir-faire a longtemps servi à l’entreprise, et lorsque la menace de délocalisation s’est faite plus pressante, il a également servi aux travailleurs en grève dans leurs négociations avec la direction.
« Même si nous travaillons dur, ils peuvent dire “merci, voilà la porte”... »
Au centre de l’installation d’Emmanuelle Lainé, parallèlement au plan horizontal de la machine photographiée et tapissée, se dresse un énigmatique dispositif sur roues ressemblant à un présentoir à journaux horizontal en métal. Comme je l’apprends, ce dispositif est utilisé pour déplacer les marchandises dans les entrepôts des centres logistiques d’Amazon. Perdu au milieu de l’installation, il semble aussi inutile et abandonné que les autres objets conçus pour une production désormais à l’arrêt. La parfaite inutilité et l’absurdité de ces outils – qui ne sont des outils que parce qu’ils sont utiles – soulève d’autres questions : quelle est la cadence de travail chez Amazon? Je pense à cette travailleuse – appelons-la Vanda T. – employée par Amazon à Brieselang, près de Berlin. Vanda T. manipule ces machines. Son corps s’adapte à un espace déjà conçu pour des machines plus rapides que son corps. La cadence de son travail est basée sur le taux de productivité. Nous savons que Vanda T. existe réellement parce qu’elle a pris part en 2015 à un mouvement de contestation qui a ébranlé la politique antisyndicaliste d’Amazon4 . Cependant, nous ne connaissons pas son vrai nom, car son témoignage est resté anonyme. Elle pourrait donc être une femme ou un homme. Durant les démonstrations, elle parle de son travail. Elle sait qu’elle et ses collègues sont mis en concurrence les uns avec les autres :
« Nous avons tous commencé en même temps dans cet entrepôt – ils appellent ça un “centre d’accomplissement”. Ils ont juste fait venir quelques ouvriers de l’entrepôt de Leipzig pour mettre les choses en route, parce qu’ils avaient plus d’expérience. C’est eux qui nous ont formés. La première impression : cet endroit est énorme ! Mais pour moi qui avais travaillé sur des chantiers de construction, ça ressemblait plutôt à une crèche, dans la mesure où ils attachent beaucoup d’importance à la sécurité : il faut porter des chaussures de sécurité et des vêtements haute visibilité, tenir les mains courantes, éviter d’emmener des affaires personnelles dans l’enceinte de l’entrepôt et ainsi de suite. Il faut toujours marcher sur les chemins désignés. Ils appellent ça “travail standard” : tout le monde est censé travailler de la même manière. Dans un sens, c’est assez militariste. En fait, pour le personnel de supervision, ils cherchent à recruter des anciens militaires. Le marquage au sol t’indique où aller. Pour moi, le plus facile à retenir était le marquage noir qui mène à la zone fumeurs… Au début, la pression n’était pas si forte, car le travail à l’entrepôt venait juste de commencer et la plupart des gens devaient s’habituer à leurs tâches. Mais après environ quatre semaines – je travaillais aux expéditions à l’époque – il est apparu qu’ils ne s’intéressaient qu’aux objectifs, aux chiffres. Ils embauchaient de plus en plus de gens, et moi j’étais censée les former. C’était un peu bizarre pour moi. On te convoque au bureau 175 ou un truc dans le genre, et quand tu arrives, on te dit : “Oh, c’est super que tu te sois portée volontaire pour devenir “cotravailleur” [formateur]”, alors qu’en fait, on savait que dalle. En gros, ils disaient : “Continue de faire ton boulot, souris et montre aux nouveaux comment il faut faire.” Puis les rumeurs ont commencé à circuler : “Pourquoi ces types-là ont-ils été choisis pour devenir des cotravailleurs ? Est-ce que cela veut dire qu’ils obtiendront un contrat permanent ?” C’est ainsi qu’ils ont semé la discorde dans le premier lot de travailleurs. En réalité, ils n’ont pas donné de contrat permanent à tous les cotravailleurs. Je suppose que j’en ai décroché un parce que je n’avais pas pris de congé de maladie et je faisais des heures supplémentaires des fois5. »
Vanda T. aurait pu être n’importe qui – le mécanicien qui travaille sur le quai chez Amazon à Poznań, par exemple, qui avant cela travaillait dans une usine métallurgique. Leurs expériences auraient été similaires, car le mécanicien parle lui aussi d’un sentiment d’insécurité permanente et du soutien de ses collègues, qui l’aide à tenir :
« Au cours des derniers mois, j’ai réalisé à quel point l’avenir est incertain – les gens viennent et repartent, personne ne sait qui reste ni pourquoi. Nous sommes toujours confrontés à cette peur – personne ne nous dit qu’on fait du bon boulot et que notre emploi est sûr. Même si nous travaillons dur, ils peuvent dire “merci, voilà la porte !” à tout moment. Sans parler du bordel dans les salaires et les bonus ! Ce que j’aime ici ? Surtout les bons collègues du quai6 ! »
Arlette Chapius, quant à elle, vit à la Maison Nationale des Artistes, une maison de retraite pour artistes. Quand Emmanuelle Lainé l’a interviewée, elle lui a parlé de sa relation aux outils :
« Les outils ? Ce que je préfère comme outil, ou quoi ? Les pinceaux ? Oui. Certains pinceaux que j’aime plus que d’autres ? Oui. Bah, là, y’en a. Y’a pas, mais le gros pinceau-là, par exemple, c’est un pinceau magnifique, c’est de la martre, ça vaut une fortune maintenant. Et je l’aime beaucoup. Il a beaucoup servi, il a beaucoup œuvré, il a été… Je le respecte, carrément. Les autres aussi, mais celui-là, il a son caractère. C’est fou. Non seulement physiquement, mais pour moi ça me parle beaucoup, quoi. C’est tout à fait lui. Et c’est un être assez extraordinaire, vraiment. Intéressant, curieux de tout, on ne s’ennuyait jamais une seconde avec lui. Jamais je ne me suis ennuyée. Il y avait toujours quelque chose de vivant, de nouveau. On ne parle pas pour ne rien dire. Loin de là. Et donc je l’aime beaucoup7 . »
2.
L’esthétique de l’artiste n’est pas relationnelle – ou alors seulement dans la mesure où elle révèle ces relations.
C’est peut-être justement l’inquiétante impression de vide qu’elle dégage qui permet à l’installation d’Emmanuelle Lainé au Palais de Tokyo, avec ces meubles de bureau standard, de mettre en exergue notre relation affective aux outils, l’amour et la tendresse que nous éprouvons pour les objets que nous manions pour produire quelque chose. De quels rêves cette chaise de bureau connaît-elle les secrets ? Quelles réunions ont eu lieu à cette table, combien de larmes de stagiaires ont dû être séchées ici ? Peut-être le mobilier appartient-il à un centre d’art, aux conditions de travail précaires. Peut-être un stagiaire non rémunéré était-il assis ici, un jeune historien de l’art ambitieux, rougissant de honte après avoir subi une nouvelle humiliation de la part de la direction, qui de toute façon ne se souviendra jamais de son nom. Et le hamburger en caoutchouc ? Que vient-il faire ici ? La protagoniste que j’imagine en le voyant estime que le travail ménager n’est pas du travail à proprement parler. Et pourtant, lorsqu’elle passe son temps à s’occuper de ses enfants, à ranger la maison, à essayer de décrocher un nouveau job, à créer un autre site web, à ranger le hamburger en caoutchouc et à repêcher son téléphone portable dans la cuve des toilettes, elle se dit: « Ceci est mon travail. C’est ainsi que je passe mes journées. »
Les installations d’Emmanuelle Lainé nous donnent à voir des objets orphelins. Ces objets ne sont pas des symboles, car ils portent les traces du travail auquel ils ont servi. Pourtant, dans les installations de l’artiste, ils sont étrangement silencieux. Loin de l’« agence » des objets décrite par Bruno Latour8, ils ne sont guère contraignants ni actifs. Au contraire, leur mutisme nous renvoie à notre propre connaissance, au savoir avec lequel nous les faisons fonctionner, ou à notre expérience, grâce à laquelle nous pouvons les organiser et les placer à l’arrière-plan. Mais à défaut de symboles, que sont-ils ? Peut-être des allégories au sens benjaminien du terme : des fragments, des ruines contemporaines extraites du contexte global de la vie ? Peut-être qu’en tant qu’allégories ils renvoient à eux-mêmes autant qu’à autre chose ? L’installation d’Emmanuelle Lainé ne porte pas sur le travail à l’époque postfordiste, elle ne porte sur rien. Elle nous fait entrer dans un espace d’objets silencieux, dans une rencontre avec des mises en scènes trompeuses, des outils brisés et fragmentés, dans lesquels nous reconnaissons peut-être notre propre expérience de l’illusion néolibérale, notre propre savoir et nos affects à l’ère du postfordisme – notre connaissance spécifique, nos relations concrètes envers et avec les objets. Parce qu’elle évite la référence totalisante du symbole, l’allégorie subvertit partiellement la représentation, au sens d’une visualisation significative. Le penseur allégorique « accepte les choses dans toute leur destruction9 », écrit Andreas Greiert à propos de la perspective allégorique de Benjamin. Par conséquent, l’allégorie met au défi notre pensée – la pensée d’un monde à vrai dire désordonné, mais une pensée qui est également affective et s’ouvre vers d’autres futurs possibles. L’installation d’Emmanuelle Lainé semble transposer cette allégorie benjaminienne du fragment dans l’actualité des infrastructures postfordistes ou logistiques-capitalistes. Il se pourrait alors que le hamburger en caoutchouc renvoie à un équivalent dans nos vies ; peut-être en regardant les images à la fois concrètes et génériques de paysages d’horizons marins, dans leurs cadres bon marché, nous souvenons-nous de moments excitants ou de l’ennui sidéral qui peut nous hanter dans une salle d’attente ou un centre de congrès.
Peut-être y reconnaissons-nous les soins d’une mère, l’attachement d’une travailleuse à ses collègues, contre lesquelles elle est mise en concurrence, peut-être savons-nous quelque chose sur la finesse des machines, sur notre capacité à retrouver et à affirmer nos propres sentiments dans le monde fantomatique des images génériques, pour survivre, produire, nous défendre et continuer. Dans le travail d’Emmanuelle Lainé, ces relations spécifiques aux outils, aux choses et aux humains – ce qu’Illich résume sous le terme de « convivialité » – sont pour la plupart présentes par leur absence. L’esthétique de l’artiste n’est pas relationnelle – ou alors seulement dans la mesure où elle révèle ces relations. Car nous pouvons estimer que son diorama humain d’objets dénués de sens nous renvoie à nous-mêmes. Nous rencontrons les objets avec lesquels nous travaillons, les moyens de production dans lesquels nous sommes depuis longtemps appelés à nous investir, les câbles d’ordinateur déconnectés, qui font appel à nos connaissances, à notre capacité à faire autre chose que ce à quoi ils étaient destinés ou ce qu’ils font de nous. Notre rencontre avec les objets, les outils et leurs histoires est à la fois personnelle et universelle. Comme dans l’allégorie de Benjamin, le rubber of ourselves rencontre ici the road of the wider world.