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Faire-femme-couverture-panier : Persister dans le plaisir malgré tout

Nous tressons les paniers hybrides pour leur donner le nom en Ixcatèque, septembre 2017, Santa María Ixcatlán, Mexique. De la gauche: le fils de Fili, Mariana Castillo Lopez, Fili Bautista, Irma Alvarez Jimenez, Mago Bautista Martinez et sa fille, Seulgi Lee, Roberta Cerqueda Dorantes, Veronica Bautista Alvarez, Leti Mendoza Bazan, Irma Alvarez Jimenez et Alicia Rosalez Jimenez. Image courtesy de l’artiste.
Nous tressons les paniers hybrides pour leur donner le nom en Ixcatèque, septembre 2017, Santa María Ixcatlán, Mexique. De la gauche: le fils de Fili, Mariana Castillo Lopez, Fili Bautista, Irma Alvarez Jimenez, Mago Bautista Martinez et sa fille, Seulgi Lee, Roberta Cerqueda Dorantes, Veronica Bautista Alvarez, Leti Mendoza Bazan, Irma Alvarez Jimenez et Alicia Rosalez Jimenez. Image courtesy de l’artiste.

Seulgi Lee et Binna Choi, Bagnolet, mars 2023.

Faire-femme, c’est « vouloir être femme ». Il faut se laisser émouvoir par l’autre et accueillir la modestie et l’humilité dans tout son corps. Être femme n’est pas une position aussi fondamentale que son opposé, être homme. Ainsi, au lieu de penser qu’il s’agirait d’une posture à rejeter, chaque personne doit s’acheminer vers sa pluralité féminine fondamentale, vers l’existence féminine qui déborde de l’intérieur. Il faut également cultiver la conscience biologique inhérente à l’être-femme et discerner avec énergie la femme dans ses relations aux autres objets. Je veux renaître chaque jour en tant que femme, comme identité autre. Dans mon texte, aujourd’hui je suis une fille et demain je renais en vieille femme. J’ai été un brin d’herbe aujourd’hui et demain je renaîtrai en ourse chasseresse. Je veux renaître comme couleur, motif, image ou signe fugace. Je ne suis pas une femme mais une multitude de femmes, pas une femme d’ici mais d’ici et là, une femme qui fait de l’ici un moins-ici-que-là. Vouloir devenir femme conduit inévitablement à ressentir l’empathie comme une pure énergie1.

Faire est un verbe actif. En affirmant ici le « faire », à la suite de la poétesse coréenne Kim Hyesoon, j’attribue à ce verbe une qualité acéphale et je reconnais l’être comme mouvement. Dans le faire, aucun sujet-tête ne juge de la profondeur, du bien et du mal, ni ne transmet les ordres à suivre. Au lieu de cela, on trouve un corps-esprit — l’esprit n’est pas uniquement attaché au cerveau — un esprit de « femmes » qui font, génèrent (la vie) et continuent à avancer en tandem avec d’autres. Ces autres pourraient bien apparaître ici sous forme de couvertures, de paniers, etc. Nous allons donc explorer le « faire-couverture » ou le « faire-panier » comme dans le « faire-femme » selon les mots de Kim Hyesoon, à travers le « faire-art » de Seulgi Lee qui est née et a grandi en Corée du Sud et s’est installée en France à la veille de sa vingtième année. Notons que si quelque chose est identifié comme coréen ici, c’est uniquement sous la modalité du faire — pour le rendre pluriel— comme pour faire-autre, être « ixcatlán », « panier » ou « couverture » tout comme Seulgi Lee en tant qu’être ou faire-femme doit être « affectée par l’autre » et « accueillir la modestie et l’humilité » dans tout son corps. Si cela « conduit à ressentir l’empathie comme une énergie pure », je voudrais que nous reconnaissions le plaisir qu’il y a à faire, malgré tout ce qui tend à le réprimer ou le rendre impossible, ainsi que l’artiste l’évoque incessamment.

1.

...chaque forme élémentaire mute lentement en un ensemble kaléidoscopique. Cette expérience ne s’arrête cependant pas là.

Une série de couvertures aux textures particulières et aux formes géométriques de couleurs vives a attiré mon attention. Présentées dans le cadre d’une grande exposition internationale, elles n’étaient pas suspendues, mais posées sur des socles bas et gris clair. Outre des formes et des compositions de couleurs différentes pour chacune, elles possédaient en commun des motifs reconnaissables, mais néanmoins subtils, réalisés à l’aide de fins fils de couture. Jusqu’à quelques décennies encore, tous les foyers coréens possédaient au moins une couverture de ce type, appelée nubi, faite main ou fabriquée de façon mécanique. La couture est effectuée sur l’ensemble de la couverture, en lignes parallèles horizontales ou verticales, renforçant les tissus de soie ou de soie artificielle, par ailleurs fragiles, tout en conservant leur qualité spécifique qui allie douceur et légèreté. La surface brillante du tissu combine généralement différents morceaux de tissus de couleurs vives qui confèrent luminosité et caractère à la pièce. Bien sûr, ma famille en possédait quelques-unes. Les nôtres étaient principalement utiles en été. Lors des nuits d’été typiquement coréennes, très chaudes et humides, il est habituel de se découvrir et d’exposer son corps à la brise provenant du ventilateur électrique qui fonctionne toute la nuit. À l’aube, l’air froid vous frappe soudainement et vous avez mal au ventre, mais il fait trop chaud pour vous raccrocher à votre couverture. Pourtant, la nubi ibul (couverture en coréen) vous protège de cette potentielle maladie estivale. Elle vous garde au frais et vous protège en même temps. Elle vous couvre en maintenant un espace de respiration élégant entre elle et votre corps. Cette sensation éprouvée avec ma propre nubi ibul m’est revenue lorsque j’ai retrouvé des nubi ibul semblables sous forme d’œuvres d’art. Je suis donc allée les observer de plus près, puisque j’étais également curieuse de comprendre la signification de toutes ces formes géométriques aux couleurs vives. Ces couvertures font partie du projet en cours de Seulgi Lee appelé Blanket Project U (depuis 2015).

On peut se laisser tenter par les formes géométriques variées, chacune composée de couleurs intenses différentes. Puisqu’elles sont géométriques et encadrées par la forme rectangulaire typique inhérente à toute couverture, ce sont les formes arrondies et courbes qui dominent. Elles dansent, s’élèvent et se posent, se dilatent et rétrécissent, ne laissant filtrer aucune ombre — chose physiquement impossible, mais qui semble possible. L’ensemble est lumineux, et chaque forme élémentaire mute lentement en un ensemble kaléidoscopique. Cette expérience ne s’arrête cependant pas là. Attirée par le titre donné à chaque couverture, qu’il s’agisse d’un proverbe, ou d’une expression vernaculaire personnalisée, il est possible de s’essayer à traduire le visuel sous forme verbale, ou vice versa. Les premières œuvres de la série reprennent pour la plupart un idiome à quatre caractères partagé dans la sinosphère et couramment employé en Corée. Sur une couverture, par exemple, Dok Su Gong Bang 독수공방 est « écrit » dans un grand champ violet où une forme ovale incomplète de couleur rose pastel apparaît timidement sur l’un des bords de la couverture. Dok Su Gong Bang signifie littéralement « garder une pièce vide pour soi » et s’applique généralement à une femme qui attend longtemps son mari qui s’est absenté. On peut se demander si le champ violet figure l’expression d’une solitude spirituelle intense. La forme rose pâle qui émerge ou disparaît évoque-t-elle le cœur qui aspire à la présence dans l’absence ? Il n’y a certainement aucun déplaisir à pratiquer le Dok Su Gong Bang ainsi que l’exprime la couverture, ce qui peut constituer un défi face à la culture patriarcale sous-jacente à l’expression.

L’expression Saak-I No-rat-ta 싹이 노랗다, dont le sens littéral est « le germe est jaune », est surtout prononcée par les plus âgés à l’intention des enfants ou des jeunes pour les réprimander de leur comportement imprudent ou insolent. Plutôt que de maudire et d’engendrer en retour une forme de désespoir — puisqu’un germe jaune désigne une pousse contrariée —, il s’agit d’une expression relâchée qui transforme la situation de nuisance en une farce de tous les jours et la laisse donc filer. Pour ce faire, une longue forme ovale d’un jaune vif, indiquant un germe jaune — qui en réalité pourrait sembler quelque peu flétri — est placée sur un fond magenta. Le champ magenta peut vouloir exprimer le fait de gronder ou d’être grondé·e, de se déchaîner ou de supporter le déchaînement. Si cette situation de prononciation ou d’écoute du Saak-I No-rat-ta implique un quelconque pouvoir, c’est ce même pouvoir que la couverture met à distance par le rire. Le proverbe So Il-ko Wae-yang-kan Go-tchin-da 잃고 외양간 고친다 fait référence à la situation dans laquelle votre action intervient trop tardivement pour améliorer quoi que ce soit. So est une vache, Wae-yang-kan une étable, Go-tchin-da signifie « réparer » en coréen. So semble être exprimé par le biais du fond de couleur marron— association simple. Le fait que la vache soit déjà perdue nécessite une interprétation verbale-visuelle plus subtile, et peut être clairement exprimé par l’emploi de deux tons de violet différents. Nous pouvons également noter que les petites marges qui encadrent ces deux formes violettes sont remplies de turquoise. Peut-on y voir l’indication d’un effort tardif, et donc inutile, pour réparer l’étable ? Pourtant cela ne semble pas avoir tant d’importance que cela (ainsi que le suggère la couverture).

Les expressions contenues dans les titres des couvertures ne sont pas toutes liées à une situation troublante. Cependant, telles qu’elles sont rassemblées ici, elles racontent comment les leçons de vie sont enseignées aux un·es et aux autres, en décrivant une situation que tout le monde peut imaginer. Elles ont essentiellement pour fonction de rassembler ces situations en une expérience commune qui consiste à faire face aux problèmes. Rendue visible à travers des formes géométriques colorées et matérialisée dans une couverture nubi, cette fonction semble même nous élever vers un horizon joyeux, tout en prenant en compte la structure problématique des situations exprimées. Elles encouragent l’empathie, leur vibration permet de relativiser— elles ne sont ni simulatrices ni unificatrices — n’importe quelle expérience de vie, qu’il s’agisse de difficultés, d’erreurs ou d’inégalités et d’injustices sous-jacentes. Elles peuvent engendrer davantage de clarté, une forme de positivité vitale et un mouvement éternel d’acceptation, pour ensuite imaginer de nouveau et créer une nouvelle situation, une autre identité. Imaginez la sensation d’être protégé·e par la couverture, de vous reposer et même de rêver sous elle. C’est le moment où l’on peut commencer à faire-couverture, ou plutôt à faire des couvertures !

2.

...elle a placé sous les feux de la rampe un patrimoine en voie de disparition ou d’oubli.

Dans le « faire-couverture », on ne peut s’empêcher de penser que les couvertures nubi et les proverbes ou idiomes vernaculaires coréens partagent un statut socioculturel similaire, ils ont été relégués dans les marges, de moins en moins utilisés au profit des biens et de la langue de la circulation numérique rapide et fluide. La couverture artisanale est remplacée par une couverture produite en masse et uniformément stylisée. Les proverbes et les expressions idiomatiques sont remplacées par des mèmes. On apprend ces proverbes moins en étudiant avec un manuel qu’en vivant au sein d’une culture, et c’est cette culture qui évolue au fil des générations. La couture nubi est un artisanat qui a sa propre spécialisation, il est désormais protégé par la politique culturelle sud-coréenne en tant que patrimoine immatériel. La disparition de la diversité dans notre monde de l’Anthropocène ne concerne pas uniquement les mondes naturel et biologique, mais aussi la langue et la culture. On ne sait pas combien de ces éléments, comme les couvertures nubi et les expressions verbales spécifiques à la culture et/ou à la langue, peuvent survivre. Cette préoccupation peut également nous amener à apprécier le projet Blanket U de Seulgi Lee du point de vue de la préservation culturelle. Grâce à sa collaboration avec un artisan nubi de Tongyong, ville portuaire de la péninsule sud-coréenne, elle a placé sous les feux de la rampe un patrimoine en voie de disparition ou d’oubli. Curieusement, l’artiste affirme cependant que le but de son travail n’est pas de préserver une langue ni une tradition perdue. De quoi s’agit-il alors ? Une interview récente qu’elle a accordée à un journal coréen nous fournit un indice2.

Le journaliste a demandé à l’artiste d’où lui était venue l’idée de combiner des couvertures nubi avec des proverbes coréens. Seulgi Lee a raconté une anecdote à propos d’une couverture qu’elle avait reçue en cadeau lors de son arrivée à Paris, au début des années 1990, et qu’il n’est désormais plus possible d’acquérir : « C’est ainsi que j’ai voulu en faire un travail. » Et elle ajoute : « J’ai envisagé la couverture comme un objet de récit, une sorte de frontière entre le rêve et la réalité, et j’ai imaginé qu’il serait amusant de raconter des histoires à travers les motifs de la couverture. » Alors qu’elle continue à développer le sens de son travail avec les couvertures et les proverbes, cette notion d’« amusement » me reste à l’esprit, puisqu’elle revient à plusieurs reprises tout au long de l’entretien. En réponse à la question de savoir à quel moment elle a décidé à devenir artiste, elle explique que sa réflexion porte sur la manière de continuer à pratiquer l’art avec plaisir, plutôt que de le considérer comme une occupation, bien qu’elle ait désiré être artiste depuis l’enfance. Ses deux parents sont eux-mêmes des artistes, il n’est donc pas surprenant qu’ils aient eu une grande influence sur elle, mais elle était également déterminée à ne pas accepter un poste de professeure en art pour gagner sa vie comme l’ont fait ses parents, afin d’éviter de faire de l’art une occupation. Comme pour le confirmer, Seulgi répond à la fin de l’entretien, lorsque le journaliste lui demande de partager une habitude qui est à la base de sa pratique : « J’essaie de voir le travail non pas comme un travail, mais comme une joie, un plaisir », ajoute-t-elle en français.

J’en suis venue à m’interroger sur la nature de ce « plaisir », ainsi qu’elle l’exprime, par opposition au travail, à l’occupation ou à l’emploi. La positivité manifeste des couvertures du Project U, qui s’inscrit dans cette attitude artistique, m’a également amenée à m’interroger, notamment par rapport au fait attristant que l’artisanat nubi n’est plus qu’un savoir-faire traditionnel spécialisé, qui survit à peine. Et la culture vernaculaire de la langue est également affectée par la mondialisation. Ne vivons-nous pas dans un monde brisé où la destruction, la violence et l’inégalité ne cessent de croître ? Cela dit, étant donné que la fabrication de chaque couverture du Project U a nécessité une étroite collaboration avec un artisan, je me demande si ce plaisir est partagé et partageable. En réalité, le « travail » de Seulgi Lee implique souvent un processus de collaboration ou des phases interactives. Parmi ses œuvres collaboratives, les couvertures en particulier, résultat de la collaboration entre Seulgi Lee et l’artisan Sungyeon Cho à Tongyong, ont été, selon les propres termes de l’artiste, les plus appréciées. Elles ont été collectionnées par des musées publics et des collectionneur·euses privé·es, si largement et si longtemps qu’elles sont devenues une sorte de monnaie d’échange pour l’artiste. Dans ce cas, le bénéfice, qu’il soit financier ou symbolique, est-il partagé entre l’artiste et l’artisan qui a collaboré avec elle ? Seulgi Lee n’a eu aucune hésitation ou difficulté à répondre à cette question. Elle discute en permanence avec son artisan-collaborateur de longue date des honoraires qu’elle lui propose. Le collaborateur exprime ce qu’il considère comme une rémunération équitable, sur laquelle ils se mettent d’accord, en se basant sur la distinction claire qu’il établit entre elle et lui, traitant chacun avec des marchés différents. Le fait d’avoir sa propre monnaie permet à Seulgi Lee d’« investir » ses revenus dans son prochain projet, ce qui lui confère un certain degré d’autonomie (artistique). Néanmoins, on peut affirmer que les conditions sociotechnologiques et politiques contemporaines du plaisir nécessitent un examen des formes qu’il prend, de la manière dont il est généré et de son origine. Le plaisir peut facilement être une forme d’évasion, pour se distraire de la réalité, de l’engagement sérieux et de la production de sens. Contrairement au plaisir complaisant, il existe également un plaisir du désintéressement qui, selon la perspective kantienne, est considéré comme la propriété déterminante du jugement esthétique et de la capacité d’imagination, puisque l’expérience esthétique est exempte de pensée morale ou rationnelle. Pourtant, la question de l’art ne se limite plus au plaisir désintéressé et à l’esthétique, puisque nous avons compris le mécanisme complexe lié au contexte et à l’institution, à l’interprétation et à l’action qui ont transformé la notion d’art au cours du siècle dernier. La pratique artistique de Seulgi Lee ne devrait pas faire exception à la règle.

3.

...la recherche de plaisir de Seulgi Lee, ou le fait que son art donne du plaisir, est loin de constituer une reddition passive ou une fuite lâche.

On pourrait conclure sans peine que la recherche de plaisir de Seulgi Lee, ou le fait que son art donne du plaisir, est loin de constituer une reddition passive ou une fuite lâche. Si nous portons attention aux « travaux » (artistiques) de Seulgi Lee, nous pouvons dire qu’il s’agit plutôt d’un refus intense, mais non ostentatoire, de tout nuage, ombre, obscurité ou immobilité, menaçants ou imposés, en particulier lorsqu’ils viennent bloquer, capturer, étouffer et enfermer un état d’être. Il s’agit d’une sorte de plaisir conscient ou même recherché à travers la discipline et revendiqué par l’acte de faire, d’articuler et de fabriquer ensemble. Ce que l’on fabrique est la base de la vie. Il s’agit d’une articulation de la connaissance commune et élémentaire de la vie, qui consiste à survivre malgré tout. Ce n’est pas nécessairement du déni lorsque Seulgi Lee affirme que son travail ne vise pas à préserver une langue ou une tradition perdue. Il semble que le principe le plus important soit de former ou même de constituer un mode de vie que l’on peut trouver dans ces formes intergénérationnelles, anciennes et « survivantes » du maintien de la vie et de la cohabitation, qui sont simples, tactiles, ancrées avec soin et relationnelles, et de s’y adapter. Il ne s’agit pas d’une expression artistique exubérante ou singulière, mais d’un pas initié loin de la quotidienneté, vers un état durable en tant que verbe, une sorte de verbe qui maintient une ouverture radicale. Par conséquent, les couvertures telles que conçues par Seulgi Lee, sans ordre ni autorité, nous amènent également à l’« état » de faire-panier, comme nous le verrons bientôt. Une pratique qui s’oppose à tout ce qui nous empêche de faire, qui maintient activement des manières d’être empathique, sans jugement, même en pardonnant, et en générant de la joie3.

4.

….

Je grimpe sous la cendre

mon pays est au-delà de l’horizon
toutes les plaines toutes les rivières
les bords peuvent être franchis avec précaution
on pourrait dire que la langue est rude
mais c’est une beauté ancienne
une vie qui roule et qui chante
et nous chantons, nous chantons

Je me réveille avec une femme
se faufilant entre tous les oiseaux
des feuilles en forme de cœur
avec des seins parfaits qui pendent
longs et lourds
des cicatrices le long de sa poitrine

son panier est la sécurité

tout ce qui vaut la peine d’être tenu à deux mains
possède en retour un panier parfait 
il faut d’abord commencer
par les herbes
il faut d’abord s’occuper des brins d’herbe
des petites pousses douces
il faut d’abord assainir le sol
prendre soin de ce lieu
soigner par le feu
porter les graines
il faut d’abord assainir la terre 
tu dois d’abord aimer ta mère

ce dont tu prends soin prendra soin de toi

quand tu seras prêt·e
tu comprendras
comment faire un panier4.

« Faire-panier » est différent et pourtant apparenté à « faire-couverture ». Je fais ici référence au Basket Project W (2017) de Seulgi Lee. On pourrait avancer que ce projet a évolué à partir du Blanket Project U, non seulement chronologiquement, mais aussi dans son conditionnement et son approche conceptuelle. Repris quelques années plus tard, c’est grâce aux revenus générés par le Blanket Project U que l’artiste a pu autofinancer un voyage au Mexique pour rencontrer et travailler avec des artisan·es. Cette fois-ci, il s’agit d’une ancienne forme de panier et de la tradition de la vannerie avec des feuilles de palmier local afin d’en adapter les formes. Un panier, comme une couverture nubi, est un autre objet utile, ancien et quotidien, spécifique à une culture, dont les formes et les techniques de fabrication existent depuis des générations et ont été remplacées par la production mécanique avec des matériaux plastiques. Les similitudes entre le projet des couvertures et la série de paniers incluent également l’élément linguistique. Alors que chaque couverture exprime un proverbe (coréen) ou une expression vernaculaire, chaque panier exprime un ou plusieurs mots descriptifs de l’environnement et des coutumes dans la langue du village des vannières, qui est cependant rarement parlée puisqu’elle a été remplacée par l’espagnol, langue de la puissance coloniale. En effet, la majorité des quelque 200 villageois·es ne parlent pas l’ixcatèque, la langue indigène du petit village de Santa María Ixcatlán, dans l’actuel État d’Oaxaca. Cette langue est maintenant parlée par les paniers dont les formes ne sont pas habituelles puisqu’elles ont été adaptées à partir des formes courantes grâce à la collaboration entre Seulgi Lee et les vannières mixtéco-zapotèques. Il ne s’agit pas de mots très longs, on peut les apprendre en s’exerçant : duchdi est la pluie, hwagutchaku est le coucher de soleil, ʔu²sa²chã³ est le coyote, sa² la² kwa²shu1ngu² la² shhũ¹ itzie ske² signifie jeune fille aux cheveux soignés, sa kwa²ne² sa² ra² thwã¹, manger un œuf. Nous venons les lire ou même les parler à travers les paniers dont les formes sont à présent modifiées et donc animées pour parler. Les paniers sont désormais plus longs ou plus larges que d’habitude et réunis en trio. Les plus petits et les plus courts forment un ensemble de jumeaux. D’autres paniers, soit simples, soit en duo ou en trio, ont un ou deux petits paniers attachés sur les côtés. On dirait qu’ils ont des oreilles ou un nez. Il s’agit en réalité de corps et de visages ; de fines structures en laiton maintiennent ces paniers lorsque l’artiste les expose et forment les corps qui, à leur tour, permettent aux visages d’apparaître.

Si les couvertures du Project U créent des mouvements kaléidoscopiques, ces formes font de la gymnastique. C’est de là que naît le sentiment de joie ou de plaisir. La scène « quotidienne » des paniers ixcatèques en train de se métamorphoser. Et c’est à partir de là que vient le moment de « faire-panier ». Ils ne sont plus des objets artisanaux à l’utilité révolue ni inutiles à préserver, mais des objets vivants qui vous demandent d’avancer, de faire, de les faire, de faire duchdi, de faire hwagutchaku, de faire ʔu²sa²chã³, de faire sa² la² kwa²shu1ngu² la² shhũ¹ itzie ske², jusqu’à sa kwa²ne² sa² ra² thwã¹.

À travers le faire-femme, faire-couverture, faire-panier, se produit-il ce que nous pourrions appeler une décolonisation et une indigénisation ?

Le risque de collaboration dans la réalisation des vanneries était peut-être plus élevé que dans le projet Blanket U, puisque la culture mixtéco-zapotèque, ni même la culture mexicaine, n’est pas celle de l’artiste. Sans parler de l’ixcatèque, Seulgi Lee n’est même pas hispanophone. Et bien qu’elle ne soit pas originaire de Tongyoung, la culture nubi était, jusqu’à récemment, largement partagée en Corée. Le fait que l’artiste ne soit pas native de Tongyoung mais travaille avec des personnes de cette ville, ne s’inscrit pas non plus dans le cadre du colonialisme de peuplement par opposition à la souveraineté indigène, même si la dépréciation de l’art nubi et des couvertures nubi peut être considérée comme une influence coloniale indirecte. Ici, l’artiste est peut-être venue comme d’autres colons espagnols, européens ou urbains, et a employé une main-d’œuvre de tissage « bon marché » pour réaliser un projet artistique de grande valeur (financière). Il est donc important de noter que l’artiste a limité la réalisation de cette série d’œuvres à la période de son séjour pendant laquelle elle a, ainsi que deux de ses ami·es qui l’ont accompagnée, participé au processus de fabrication ; la collaboration s’est faite avec une coopérative de femmes tisseuses qui a demandé une rémunération appropriée ; l’artiste a respecté tous les accords avec paiement en espèces. En outre, les œuvres servent à honorer le travail entrepris par les femmes et à rappeler et reconnaître la valeur de la langue en voie de disparition, dans une tentative de la préserver. Ou plutôt, au-delà de l’hommage, nous avons appris à « faire-panier » — c’est-à-dire avec ou en devenant des mains tisseuses, en tissant des sujets de manière empathique, émouvante et génératrice de plaisir, en dépit de tout.

how to make a basket (2021), poème de Jazz Money, poétesse et artiste d’origine wiradjuri, nous en dit plus sur la signification du « faire-panier » et sur la manière dont, malgré l’incendie catastrophique provoqué par l’homme qui s’est produit sur la terre de ses ancêtres en Australie, elle a réussi à réaliser des sculptures en tressant des paniers. Imaikalani Kalahele, musicien, poète, artiste et militant hawaïen kanaka maoli, réalise des sculptures en vannerie. Il évoque sa série de sculptures en vannerie en ces termes : « Nous ne fabriquons pas seulement des paniers pour porter quelque chose, mais aussi pour qu’ils ressemblent à quelque chose. Nous les faisons ressembler à quelque chose d’autre, pour qu’ils représentent autre chose, pour qu’ils contiennent quelque chose5. » Bien qu’il ne s’agisse pas d’une initiative propre au peuple parlant ixcatèque et que les œuvres ne soient pas réalisées dans cette optique, Basket Project W semble faire écho à ce que ces artistes indigènes disent des paniers. À travers le faire-femme, faire-couverture, faire-panier, se produit-il ce que nous pourrions appeler une décolonisation et une indigénisation ?

5.

J’aimerais renouveler cette question, mais en me demandant différemment si le fait de faire-femme, faire-couverture, faire-panier contribue à la décolonisation et à l’indigénisation, et comment. La raison de ce changement réside dans le fait que les œuvres d’art de Seulgi Lee semblent résister aux grands mots, aux notions conceptuelles et académiques, même si les œuvres m’ont permis d’y parvenir. Ou peut-être est-ce parce que l’artiste se retrouve dans une position où il n’est pas simple de les formuler. Cette position vient peut-être du fait qu'elle est née et a grandi en Corée du Sud, pays qui a été colonisé et qui se trouve encore dans un long processus de décolonisation, alors qu’il est aussi colonisateur, même s'il est encore en guerre, ce qui constitue un héritage complexe du colonialisme. L’indigénisation n’est pas un mot familier, que ce soit dans le sens commun ou dans le discours critique auquel l’artiste peut répondre, puisque le mot est apparu avec la colonisation occidentale. La Corée était une colonie du Japon, « l’Empire » qui, ironiquement, a adopté une position anticoloniale contre l’Occident dans son aventure coloniale en Asie. Pourtant, l’artiste ne serait pas d’accord avec cette identification. Ce n’est pas non plus ce que l’on obtient en faisant des couvertures ou des paniers.

Seulgi Lee reconnaît que le fait de vivre en France en tant que femme née et ayant grandi en Corée jusqu’à son arrivée en France à la fin de l’adolescence l’a amenée à se demander qui elle était vraiment. Les gens lui demandaient sans cesse d’où elle venait. Fatiguée par les mêmes questions, elle a répondu un jour : « Je viens d’Afrique. » Cette réponse pourrait poser problème, car elle pourrait rendre « l’autre » autre. Mais si c’était seulement pour être et faire « l’autre », parmi tant d’autres, et que c’était ce qu’elle ou son travail continuerait à faire ? À cet égard, il est d’autant plus pertinent que l’artiste ait invité la figure de la monstruosité espiègle dans ses œuvres antérieures. L’œuvre PLUIE (2005) en est un exemple. Il pleut des cheveux d’une femme dont on ne voit pas le visage, formant ainsi une fontaine. Qu’implique cette fontaine ? L’eau qui tombe de la tête dans la fontaine promet un mouvement cyclique et continu qui ne définit ni début ni fin, n’est-ce pas ce que la femme — qui fait la femme — représente ? Selon les mots de l’artiste,

Ce qui m’intéresse, c’est de façonner cet état d’entre-deux, la transformation du tas (amas) de cheveux comme une masse végétale en un état liquide. J’essaie de maintenir cet état en suspens, l’eau coule autant qu’elle le peut, c’est une fontaine qui fonctionne en boucle. Le bruit de l’eau brouille notre perception du temps dans un mouvement répétitif, nous entraîne dans un temps infini. Ou encore reposant, introduisant une dimension grotesque sur une tête sans voix.

[...]

Le nom PLUIE vient de ce mouvement visible de haut en bas, et c’est une fontaine qui met en valeur le lien transfiguré. Je prends la pluie pour une fontaine, j’aime imaginer les choses à l’envers, comme le rapport aux autres6

IDO (2009), qui sonne comme le mot français hideux, a introduit un monstre poilu sur le devant d’un bus public et l’a laissé courir à travers la ville de Bordeaux. Il « transfigure » le véhicule de tous les jours ainsi que les routes de tous les jours avec humour, surprise et plaisir. Ce que l’on qualifie de laid n’est qu’un moyen de couper ce qui est déjà conçu, construit et fixé par un pouvoir tel qu’un État-nation ou un régime colonial qui utilise commodément l’identification et la catégorisation, y compris pour déterminer ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Si l’indigénisation est un long processus qui nécessite un désapprentissage quelque peu douloureux de nos habitudes possessives, prédatrices, extractives et productivistes, le travail de Seulgi Lee nous aide à entreprendre ce processus en déstabilisant le statu quo et tout ce qui devient objectivé, et se perd presque pour cette raison, en les animant, en leur apportant des mouvements, ou plutôt en les faisant.

En faisant, sans cesser d’être, nous devons être « affecté·es » par l’autre et « accueillir le modeste et l’humble » à travers nos corps. Cela nous conduirait à ressentir « l’empathie comme une pure énergie », dans laquelle nous trouvons du plaisir malgré tous les défis qui s’écoulent en une fontaine infinie, dans la continuité de tels mouvements empathiques. À propos, savez-vous que Manulani Aluli Meyer, ancienne érudite bien-aimée et respectée de l’épistémologie indigène, a dit que le synonyme d’indigénéité est continuité7 ? Comme je l’ai appris, la notion de continuité se retrouve dans les histoires intergénérationnelles, les histoires d’ancêtres, les histoires de terres qui nous nourrissent, de personnes qui, à leur tour, prennent soin de ces terres, des langues et des cultures qui les habitent. Il ne s’agit pas d’identité ou de distinction raciale, mais de la pratique quotidienne de la tendresse : c’est cela la continuité. Maintenant, nous savons peut-être où va notre plaisir.

Kim Hyesoon, I Do WomanAnimalAsia, p. 16-17. Traduit du coréen vers l’anglais par Anton Hur. Extrait de Korean Literature Now. Consulté le 28 octobre 2023, https://kln.or.kr/lines/essaysView.do?bbsIdx=650
Entretien avec Park Ju Yeon, publié dans Weekly Kyunghyang (14 février 2022).
Puisque l’artiste Seulgi Lee ne fait pas de distinction entre la notion de plaisir et de joie, ce qui peut être le cas des penseureuses français·es post-structuralistes, j’écris ici aussi en mêlant l’emploi des deux termes de manière interchangeable.
Jazz Money, how to make a basket (2021) (extrait).
Extrait du court-métrage Hoʻoulu Hou (2023), 17 minutes and 17 secondes, dirigé par kekahi wahi (Sancia Miala Shiba Nash et l’artiste Drew K. Broderick).
Ainsi que relevé sur le site de Seulgi Lee : www.seulgilee.org/seulgi-recent.pdf.
Voir Nāpali Aluli Souza et Manulani Aluli Meyer « Where the mo’o lives: a perspective » publié dans le cadre du catalogue de la Honolulu Biennale 2017, accessible à cette adresse : https://static1.squarespace.com/static/59e143f712abd9a332920f01/t/59e166d903596e9e1fc9e475/1507944162946/Honolulu%2BBiennial%2BEssays%2B_13.pdf

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