Des dessins, des anecdotes, des processus créatifs, des références, des piles d’images photographiques, des films, des lieux, des livres, des ateliers, des souvenirs, des relations, des exemplaires de Turpentine1 et des tableaux. Cette liste énumère indistinctement des œuvres peintes et dessinées de Jean-Luc Blanc, des objets trouvés de genres différents ainsi que des pratiques discursives ou encore des espace-temps. Ces éléments constituent l’ensemble paratactique activé par la pratique artistique de Jean-Luc Blanc.
La parataxe en tant que figure de style et mode de construction syntaxique se distingue par la pure juxtaposition de ses éléments constitutifs sans subordination ou coordination explicite. Les fissures résultant de la juxtaposition des différents éléments de la parataxe demandent à être comblées, soit par celle ou celui qui leur fait face en recourant à son propre horizon référentiel, soit par les interactions des éléments eux-mêmes2.
Tous ces objets humains et non-humains communiquent entre eux en tant qu’acteurs égaux au sein d’un même réseau sans distinction ontologique, tel que défini par Bruno Latour dans ses travaux théoriques sur l’acteur-réseau3.
Dans ce texte, j’ai donc pris le parti de laisser s’exprimer les objets (au sens large) sans opérer de hiérarchisation préalable et de les questionner quant aux rôles et aux modes d’interaction qu’ils empruntent dans le monde de Jean-Luc Blanc. J’ai choisi de poser la question suivante : si, au lieu de se contenter du rôle d’artiste peintre, Jean-Luc Blanc est à la fois acteur et metteur en scène de son réseau, comment libère-t-il la parole de tous ces objets, comment leur confère-t-il leur agentivité, leur capacité d’agir ?
De l’inscription spatiale à l’inscription temporelle
... l'œuvre de Jean-Luc Blanc se prête à être recomposée dans des constellations à chaque fois renouvelées, formées d’images, de tableaux, d’anecdotes, de dessins et de liens affectifs.
Dans son ouvrage After Art, en analysant des pratiques d’architecture et d’art contemporain, le théoricien et historien de l’art David Joselit essaie d’appréhender la spécificité d’une création artistique à l’ère numérique, caractérisée par l’omniprésence d’un nombre quasi-illimité d’images. Selon lui, la création artistique contemporaine se distingue par deux opérations : celle relevant de ce qu’il qualifie d’épistémologie de la recherche, c’est-à-dire la mise en place de modes opératoires permettant de repérer des images, à l’instar de l’algorithme de Google, et celle de l’assemblage en formats, des mécanismes dynamiques qui agrègent du contenu. Ces formats ne se limitent pas à des médiums spécifiques, ils sont davantage de l’ordre de champs énergétiques que des objets distincts. Leur spécificité est ainsi de composer des configurations de liens ou de connexions.
L’acception ici du terme format est celle qu’elle prend dans le cadre théorique de Joselit : « De manière simple, j’entends par format une structure hétérogène et souvent provisionnelle qui canalise du contenu. Les médiums quant à eux sont des sous-ensembles de formats – leur différence étant une question d’échelle et de flexibilité. Les médiums sont limités et limitants car ils invoquent des objets uniques, tels que la peinture ou la vidéo4. »
Dans ses peintures d’images, Jean-Luc Blanc produit des transpositions appropriationnistes d’un médium à l’autre. En effet, l'œuvre de Jean-Luc Blanc se prête à être recomposée dans des constellations à chaque fois renouvelées, formées d’images, de tableaux, d’anecdotes, de dessins et de liens affectifs. Le processus de création et ses étapes, les brouillages chronotopiques, ainsi que les interventions a posteriori que l’artiste opère sur ses tableaux (cf. le syndrome de Bonnard5) appellent à une lecture de la pratique artistique de Blanc en tant que format au sens de Joselit. Il retouche parfois après coup des tableaux terminés. « Une fois, j’ai retouché un tableau acheté, et il a disparu. Une autre fois, c’était un bonus, parce que le tableau était très largement meilleur après les retouches, mais ce n’était plus la même toile, je suis passé à un autre format6. » Ces phénomènes n’empêchent pas une lecture des dynamiques se déroulant au sein d’une seule œuvre, par exemple d’un tableau, mais cette lecture doit contribuer à la compréhension du rôle de l’œuvre d’art au sein du réseau plus vaste du travail de Jean-Luc Blanc.
Les formats dynamiques que Jean-Luc Blanc met en place ne s’inscrivent pas seulement dans une logique spatiale, mais également dans une logique temporelle. La temporalité de ses œuvres s’inscrit autant dans le passé du fait de la transposition d’un médium à l’autre (de la photographie à la peinture) à travers les règles de son processus de création, que dans le présent par la configuration du réseau dans lequel elles se trouvent à un moment donné et encore dans le futur grâce à leur potentialité d’être reconfigurées dans de nouveaux formats, en interaction avec d’autres œuvres, objets et discours.
Pour décrire ce processus, il faut se pencher sur chaque étape, car dans le travail de Jean-Luc Blanc ces étapes se révèlent être des œuvres à part entière.
La cité des images
Quatre constructions, à mi-chemin entre des gratte-ciel et des pyramides mayas, se dressent vers un ciel artificiel. Posées sur un sol réfléchissant, leurs reflets les dédoublent à l’identique sur la placidité d’un lac figé. Ces bâtiments sont des temples dédiés au stockage d’un nombre infini d’images, couchées les unes sur les autres. Ils attendent paisiblement que leur serviteur, Zed, s’en approche pour les nourrir, en y déposant d’autres images, et ainsi leur permettre de changer de taille et d’aspect. De temps en temps, les tours offrent à Zed une ou plusieurs de leurs images, afin de le récompenser de ses sacrifices. C’est qu’elles jugent alors que leur équilibre doit être renouvelé et que l’image est prête à partir vers d’autres rives. Zed navigue tranquillement sur un bateau chargé d’images, en quittant la ville il lui jette un dernier regard7.
Neal Stephenson, inspiré par le roman Neuromancer de William Gibson (1984), a été l’un des premiers auteurs à imaginer, dans son roman Snow Crash8 (1991), un monde virtuel, le métaverse, dans lequel les êtres humains pourraient interagir tout en restant immobilisés, connectés à un appareil dans le monde analogue. Quel est donc le lien avec la pratique de Jean-Luc Blanc, qui a une certaine méfiance envers l’informatique et dont l’œuvre est décidément analogue ?
Dans l’ère numérique qui permet l’accessibilité à un nombre infini d’images, Joselit a interprété la production d’art contemporain comme relevant d’une épistémologie de la recherche. Sa pertinence ne réside plus dans la création de contenu mais dans la recherche et la configuration de celui-ci, en y attribuant une nouvelle signification9.
Jean-Luc Blanc accueille des images chez lui et en compose des piles, d’étranges paysages à même le sol, rappelant les piles composées par nombre d’artistes, de Marcel Broodthaers à Wade Guyton, ou des cités issues d’un roman ou d’un film de science-fiction comme Metropolis ou le Los Angeles de Blade Runner. Ces images trouvées, il les reçoit autant de sa coiffeuse que d’une amie. Certaines intègrent son « Encyclopédie traumatique », une bibliothèque de grands classeurs dans lesquels il compile et assemble ces images, pour ensuite éventuellement les peindre.
En mettant en place son intranet privé, composé d’une pléthore d’images, Jean-Luc Blanc recourt dans son processus de création à une épistémologie de la recherche, dans la mesure où il produit des nouveaux formats10 pour y accueillir des images existantes.
Les images en mouvement
Comme dans le tableau Fireman de 2020, certaines des images que Jean-Luc Blanc utilise pour ses peintures sont des stills de cinéma. En se servant de stills, des images sorties de la logique visuelle et narrative (la circulation intra-pelliculaire) qui leur est propre, Blanc les transpose d’un rôle – celui d’une image parmi les 24 par seconde d’un film – vers d’autres formes de circulation, et d’une forme d’économie culturelle – celle du cinéma – vers celle de l’art avec sa propre logique marchande, de la galerie vers les collections privées et publiques et leurs modes de visualisation, de l’exposition au catalogue.
Lorsque Jean-Luc Blanc opère une première configuration des images trouvées en créant les tomes de son Encyclopédie traumatique , il juxtapose deux images sur une double page jusqu’à constituer chaque tome. « Tu vois que lorsque tu fais de l’étalonnage, tu ne fais que retrouver des raccords de couleurs mais cela développe alors une unité bizarre où la temporalité peut basculer d’une image à l’autre. Brion Gysin et William Burroughs parlaient de Third Mind pour qualifier la relation entre deux images11. »
L’utilisation par Jean-Luc Blanc des termes étalonnage et stills, appartenant au registre du cinéma, ne relève pas du hasard. Non seulement l’ensemble de son œuvre entretient un rapport étroit avec le cinéma, qui était d’ailleurs sa première vocation professionnelle avant qu’il entreprenne des études d’art, mais la juxtaposition de deux images qui composent les doubles pages de l’Encyclopédie traumatique crée également un effet cinématographique par le biais de l’effet Koulechov, effet de montage par lequel les spectateurs tirent plus de sens de l’interaction d’un plan avec un autre plan auquel il est associé que d’un plan isolé. Associer deux images selon la proximité de leurs couleurs les contraint à former une unité qui va à l’encontre des temporalités dont elles ont été extraites. Le résultat produit des similarités avec le procédé littéraire du cut-up inventé par William Burroughs.
Les classeurs des tomes de l’Encyclopédie traumatique sont ensuite pourvus de pastilles colorées, dont je n’ai pas réussi à percer la logique, et confiés à une étagère de l’atelier de Jean-Luc Blanc.
Pour revenir dans le champ sémantique du monde numérique, cette bibliothèque forme une espèce d’énorme serveur mettant les savoirs visuels accumulés à la disposition d’activations futures. En effet, à l’instar de sa devancière des Lumières, l’Encyclopédie traumatique a pour vocation de rassembler la somme des connaissances visuelles de son auteur. Elle compose en conséquence l’un des centres énergétiques du réseau des productions de Jean-Luc Blanc, dans la mesure où l’artiste rédige et y enregistre des nouvelles entrées et y puise du matériel pour le réactiver sous forme de peinture. Ce double mouvement se trouve reflété dans les doubles pages mêmes de l’encyclopédie, dont le nom évoque autant les traumas subis par les images lors de reconfigurations que ceux qui sont imposés au lecteur-spectateur qui en ouvre les pages.
Le processus de l’artiste s’inscrit donc dans la définition que Joselit donne à ce qu’il qualifie de « peinture réseau » : « Dans la peinture-réseau, le travail esthétique consiste dans le fait de transporter des objets d’une position historique, topographique ou épistémologique à une autre. Au lieu de former une néo-avant-garde comme on qualifie souvent de manière condescendante l’art de notre période, la peinture réseau continue l’entreprise de l’art moderne qui tâchait de redéfinir la relation entre sujets et objets par le biais de nouvelles modalités de travail esthétique. Ici, l’entreprise consiste à faire circuler des images à travers des régimes successifs d’attention et de distraction – ce qui est sûrement la source de valeur la plus importante de la période d’après-guerre, dont les machines économiques vont de la télévision à Internet12. »
C’est au sein de l’atelier de Jean-Luc Blanc que nous pouvons assister au déploiement d’un tel réseau. Lieu de vie et lieu d’activité de l’artiste, l’atelier permet de saisir son œuvre dans la cohérence chronotopique de l’intégralité de ses manifestations, du processus de création et de ses traces matérielles à l’activation des peintures par la parole de Jean-Luc Blanc.
D’un Orient fantasmé au portrait vivant : appropriations culturelle et artistique
« Quelque chose tourne autour du regard : il ne suffit pas que le tableau s'organise autour d'une figure, celle-ci doit encore s'organiser autour de son regard – autour de sa vision ou de sa voyance. Que voit-il, que doit-il voir ou regarder ? C'est bien sûr le vif de la question. » Jean-Luc Nancy13
Ils se sont ainsi délestés de leurs usages initiaux, publicitaires ou autres, et des stéréotypes véhiculés et sont prêts à jouer d’autres rôles.
Accrochés aux murs latéraux de l’atelier parisien de Jean-Luc Blanc, deux garçons coiffés d’un keffieh se font face . Alors que je suis assis avec l’artiste à sa table d’atelier, buvant du kombucha, ma chemise bleue marquée d’auréoles en pleine canicule, nos yeux se lèvent d’un tome de l’Encyclopédie traumatique que nous sommes en train de parcourir vers les deux portraits peints qui nous regardent. Jean-Luc Blanc me dit qu’ils ont été réalisés en dépit d’autres contraintes plus urgentes, qu’ils se sont en quelque sorte imposés, glissés dans son processus de création.
Est-ce un hasard que ces deux tableaux soient les seuls exposés dans l’atelier de Jean-Luc Blanc au moment de ma visite ? L’accrochage en vis-à-vis fait écho à la présence de l’artiste et de moi-même qui nous interposons dans le croisement de leurs regards. À cela s’ajoute que leur présence simultanée, ainsi que le dédoublement dont ils sont porteurs, se reflètent dans leur processus de création.
En effet, les deux portraits portent en eux les traces de différents actes d’adaptation et d’appropriation successifs. À l’origine, il s’agit probablement d’images publicitaires de la fin des années 70, mettant en scène un garçon blond d’un Orient fantasmé, empreint d’une noblesse imaginaire, tel le lointain descendant d’un roman de Pierre Loti. Le langage visuel qui leur est propre, réutilisé à des fins commerciales, doit beaucoup à celui du film Lawrence of Arabia de David Lean, lui-même une adaptation cinématographique du roman Les Sept Piliers de la sagesse de T.E. Lawrence.
Les étapes du voyage des deux sujets entre adaptations et appropriations successives, du genre littéraire vers le genre cinématographique et de là vers le régime visuel de la publicité, culmine dans leur appropriation picturale par Jean-Luc Blanc, leur remise en circulation sous la forme de peintures.
Les images photographiques dont Jean-Luc Blanc se sert pour la création de ses tableaux appartiennent au registre de l’indexicalité. Dans la théorie sémiotique de Charles S. Pierce14, l’indexicalité dénote le lien immédiat et physique entre le signe et ce qu’il représente. La photographie, signe pictural, comporte ainsi la trace immédiate des objets ou sujets représentés par son inscription directe sur la couche sensible de la pellicule.
Que se passe-t-il quand Jean-Luc Blanc se saisit de ces photographies pour les traduire vers la peinture, elle-même un médium pré-indexical ?
D’une part, il n’est pas sans ironie que ces images trouvées, artefacts d’une culture populaire et/ou commerciale, reproductibles ad nauseam, se trouvent érigées au rang du tableau, lequel, par son unicité et son attribution à l’artiste, reste la commodité la plus prisée du marché de l’art. Ce qui est encore plus significatif, c’est qu’en recourant par le biais de la peinture à un médium traditionnellement associé aux intentions des artistes, Jean-Luc Blanc modifie le mode de présence des sujets initialement photographiés par sa traduction vers un autre régime d’attention. La peinture porte en elle l’attention qui lui a été accordée par l’artiste, dans la mesure où les marques de pinceaux font figure de traces de son travail et par extension de traces de l’artiste lui-même, réclamant l’attention de celle ou celui qui la contemple.
D’après le critique d’art et essayiste Jonathan Crary, la peinture a été depuis la modernité l’endroit où les artistes ont répondu aux nouvelles contraintes imposées à l’attention, entre distractions occasionnées par les nouveaux dispositifs techniques et l’accès à une multitude d’informations visuelles, d’une part, et exigences disciplinaires des mondes industriels du travail et de l’éducation, d’autre part15.
Finalement, à partir du moment où le tableau entre dans le monde et commence à circuler, il porte déjà en lui non seulement la charge affective et les traces de l’artiste, mais celui-ci le dote également d’une partition, inscrivant en lui les conditions de ses futurs possibles. Dans le cas des tableaux de Jean-Luc Blanc, ce potentiel est renforcé par les recadrages opérés qui, en centrant principalement sur le buste et le visage des sujets, les inscrivent dans le genre du portrait. Selon Jean-Luc Nancy, « l’identité du portrait est toute dans le portrait lui-même. L’“autonomie” formelle de la figure n'engage rien de moins que l’autonomie du sujet qui se donne en elle et comme elle, comme l’intériorité de la toile sans profondeur, et par conséquent aussi comme l’autonomie de la peinture qui seule fait ici l’âme. La personne “en elle-même” est “dans” le tableau ».
De cette définition, il n’y a qu’un petit pas vers l’attribution d’une agentivité quasi animiste à la peinture et plus spécifiquement au portrait. Ainsi, dans son livre majeur Art and Agency (L’Art et ses agents), l’anthropologue anglais Alfred Gell s’intéresse à la capacité des œuvres d’art à substituer des personnes au sein d’un réseau de relations entre agents et patients et donc de posséder une certaine agentivité (agency). Il ne relève pas du hasard que le portrait acteur et animé – le personnage sujet qui se met à se à mouvoir, parfois jusqu’à sortir du cadre – soit devenu un topos important dans le genre de l’horreur, du premier roman gothique, Le Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764), à la photographie prenant vie dans Shining de Stanley Kubrick (1980).
Les portraits peints de Jean-Luc Blanc, bien qu’ils gardent des traces de l’indexicalité de la personne photographiée et des références culturelles de l’époque de leur prise de vue, offrent une scène à des actrices et acteurs capables d’agir entre tableaux, entre objets et ainsi de prendre une place active dans des réseaux dynamiques, pouvant être reconfigurés. Ils se sont ainsi délestés de leurs usages initiaux, publicitaires ou autres, et des stéréotypes véhiculés et sont prêts à jouer d’autres rôles.
Deux peintures (Addition & Soustraction)
1 - Addition
« Quel est le sujet du portrait ? Nul autre que le sujet lui-même, absolument.
Où le sujet lui-même a-t-il sa vérité et son effectivité ? Nulle part ailleurs que dans le portrait. Il n’y a donc de sujet qu’en peinture, tout comme il n’y a de peinture que du sujet. Dans la peinture, le sujet s’en va par le fond (il “revient à soi”) ; dans le sujet, la peinture fait surface (elle excède la face). Surgit alors d’un trait, ni sujet ni objet, l’art ou le monde16. »
Elle s’est fait maquiller sur le visage une espèce de papillon jaune sur fond bleu, peut-être pour un bal costumé ou encore pour le tournage d’une scène de cinéma. Va-t-elle incarner un papillon de nuit, le temps d’une soirée folle ? Son regard nous échappe de peu, vient-elle de nous regarder ou va-t-elle nous regarder d’ici quelques secondes ? Le maquillage artistique dépose immédiatement sur la peau de la personne l’identité qu’elle souhaite adopter, en lui attribuant sa persona jungienne17 avant même qu’elle ne la déploie dans le cadre d’une scène de cinéma, ou d’une autre mise en scène sociale, tel qu’un bal costumé. Son agentivité potentielle, le rôle qu’elle va jouer sur la scène des interactions sociales, est ainsi inscrite à même sa peau. En la transportant vers le médium de la peinture, Jean-Luc Blanc met en parallèle l’ajout de la couche de maquillage avec le processus de peinture qui opère également par l’addition de couches successives.
Ces portraits qui nous regardent en insistant sur leur absence / présence, Blanc a décidé de les mettre en scène, de leur donner la plateforme du cadre . La mise en scène et la théâtralité qui leur sont propres s’inscrivent dans une démarche similaire à celle d’artistes telles que Lucie McKenzie, Paulina Olowska ou encore Birgit Megerle. Dans leurs œuvres, ces artistes s’intéressent d’un point de vue féministe aux modalités de la mise en scène des sujets de leurs tableaux, en recourant à des références issues du monde de l’art, de l’histoire du théâtre ou encore de la décoration d’intérieur et de la mode.
Jean-Luc Blanc ne transporte ainsi pas seulement une image photographique trouvée issue de la culture populaire vers le médium de la peinture, il met en évidence le geste même de peindre en traduisant de manière ludique la mise en valeur propre au maquillage vers l’agencement des valeurs picturales propre à la peinture moderne18.
2 - Soustraction
Elle semble issue tout droit d’une publicité. Le visage calme, le regard dirigé vers nous, la main légèrement appuyée sur sa joue gauche forme le symbole d’un geste. Les doigts sont enduits d’une couche de crème qu’elle s’apprête à appliquer sur son visage. Elle devient ainsi une allégorie commerciale de la beauté, nous promettant que la répétition de son acte nous communiquera sa beauté et la texture de sa peau. À la logique de l’accumulation, de l’accès à la beauté par l’ajout de couches de produits cosmétiques, le tableau The Perfect Cream oppose la soustraction, un équivalent visuel de la démarche de l’écrivaine Mary Robison, qui définit par ce terme son procédé littéraire opposé au minimalisme19.
Les couches de crème sur les doigts de la protagoniste deviennent des couches de blanc, une étape vers l’effacement du sujet pictural. L’arrêt sur image change de narration, il se détache de la logique propre à l’image source et adopte celle de la peinture. Le blanc-gris du fond du tableau se retrouve dans les reflets blancs des cheveux ainsi que dans les accents également blancs présents sur le front et les joues. Le portrait est ainsi tenu en haleine entre deux états possibles : s’agit-il d’un tableau non achevé ou d’un tableau qui se déconstruit par le geste de son sujet qui devient peintre de sa soustraction ?
Quand l’atelier devient réseau de diffusion
Au milieu de l’atelier de Jean-Luc Blanc, non loin de la table à laquelle nous sommes assis, une sculpture composite formée de fil de fer et de tissus pend tel un mobile organique dans l’espace, tendant ses ramifications biscornues et bigarrées d’un élan convulsif. L’artiste s’en sert comme d’une penderie, son aspect se modifie au gré de ses envies vestimentaires et des cycles de lavage de sa machine.
En arrière-plan, protégeant les activités nocturnes de Jean-Luc Blanc des rayons de la lumière artificielle provenant de l’éclairage de la rue voisine, des pans de tissus disparates, de qualité inégale et de provenance hétéroclite, forment un rideau accroché le long de la baie vitrée qui longe l’atelier de Jean-Luc Blanc. Ce rideau change lui aussi d’aspect en fonction des offrandes de tissu que l’artiste reçoit de ses ami·es tout en créant une procession commémorative d’amitiés vivantes et perdues.
Alors que nous sommes entourés par ces objets, et toujours observés par le double regard des deux figures orientales, je ne peux m’empêcher de penser à l’éviction d’une résidence artistique londonienne dont Marc-Camille Chaimowitz fut menacé durant les années 1960 à la suite d’une dénonciation par ses collègues artistes qui occupaient d’autres espaces dans le même bâtiment. Pendant qu’ils s’affairaient durement à produire des tableaux grand format sous l’influence des derniers relents de l’expressionisme abstrait, ils lui reprochaient de ne pas produire de l’art sérieux, mais d’occuper ses journées à inviter des amis à boire le thé au milieu de meubles créés par ses soins.
Mon expérience au sein de l’atelier de Jean-Luc Blanc présente de nombreux parallèles avec celle des visiteurs de son exposition monographique « Opéra Rock » qui a eu lieu au CAPC à Bordeaux en 2009. Là aussi, les œuvres de Jean-Luc Blanc faisaient réseau avec des œuvres de 45 autres artistes ainsi qu’avec « divers objets, antiquités, bijoux, cristaux, curiosités et naturalia (boîtes à mouches, serpents, mains momifiées, squelettes d'éponges, etc.)20 ». Dans la semi-obscurité, les pièces et les objets se présentaient au sein d’une dramaturgie spatiale élaborée et formaient ainsi une parataxe associative dont la cohésion était assurée par une bande son spécifiquement conçue pour l’exposition.
Le recours au genre du spectacle vivant sous la forme d’un opéra rock qui confère aux œuvres les rôles de protagonistes démontre l’importance des formes narratives au sein de la pratique de Jean-Luc Blanc. Son intérêt pour le pouvoir des paroles à invoquer des images (et inversement) est par ailleurs illustré par son habitude d’écouter un film à plusieurs reprises avant de le regarder, c’est-à-dire qu’au lieu de couper le son il coupe l’image.
Les objets imaginés et imagés de la parole
Avant de m’intéresser à l’œuvre de Jean-Luc Blanc, j’ai fait la connaissance de l’homme. Assis sur les marches d’une maison en bord de Seine, non loin de Fontainebleau, nous avons discuté une bonne partie de la nuit. Jean-Luc Blanc est cultivé et charmant, il possède cette sorte d’humour fin et raffiné qui fait de lui un narrateur passionnant. Il pourrait très bien figurer dans une version contemporaine de Born under Saturn, livre que Margot et Rudolf Wittkower ont consacré aux vies excentriques des artistes de la Renaissance.
Quand Jean-Luc Blanc était enfant dans son village natal, sa famille habitait une maison accolée à un abattoir qui n’était plus utilisé. Pour accéder à sa chambre, Blanc devait traverser une immense chambre froide au milieu de laquelle trônait une énorme table monolithique en pierre entourée d’une douve permettant l’écoulement du sang.
Il me raconte aussi que le balcon de son appartement niçois est couvert de cactus. Ces succulentes poussent à une vitesse tellement effrénée que non seulement elles ne permettent plus l’accès au balcon mais qu’elles envahissent l’ensemble de la façade jusqu’aux balcons de ses voisins21.
De retour à Genève, quand je pense à Jean-Luc Blanc, je pense aux passages qui s’ouvrent avec les espace-temps qui figurent dans les anecdotes que l’artiste aime évoquer.
L’anecdote, en tant que genre littéraire soi-disant mineur dans la mesure où elle s’oppose aux grands récits historiques, se prête particulièrement à une agentivité singulière au moment de se voir combinée avec d’autres anecdotes, créant ainsi des ensembles d’une architecture spatiotemporelle imaginaire composée d’éléments disparates, allant, dans la mythologie personnelle de Jean-Luc Blanc, de l’abattoir au balcon niçois. Elle a donc le potentiel d’offrir un accès multiple à la réalité, loin des grandes lignes de l’histoire, comme le montre par exemple l’œuvre écrite du philosophe, réalisateur et écrivain allemand Alexander Kluge qui assemble une multitude de courtes histoires et anecdotes, cristallisant ainsi leurs « liens magiques » à la manière d’un métachronotope.
Leur caractère fragmentaire, rappelant la méthode micrologique de Walter Benjamin, permet aux anecdotes de former des constellations, de s’intégrer aux formats de Jean-Luc Blanc telles des scènes de genre (en tant que transposition picturale du genre de l’anecdote grâce à leur fort ancrage spatial, se déroulant sur des scènes de cinéma). Ainsi, en offrant à ses œuvres un plateau de tournage qui leur permet de se raconter et d’improviser leurs rôles, l’activité créatrice de Jean-Luc Blanc, son attitude, ses gestes, son processus de création favorise l’agentivité des œuvres.