« C’est ma chanson préférée pour me détacher de tout »
Note de l’autrice aux lecteur·ices :
Je suis ravie d’écrire un texte sur la pratique de l’artiste français Camille Blatrix. Avant cette commande, nous n’avions pas travaillé ensemble et ne nous étions même jamais rencontrés. J’avais vu son travail en ligne, mais pour vraiment comprendre sa pratique il me fallait la voir en vrai et passer du temps avec ses sculptures. Cela m’aiderait à plonger dans les espaces qui l’entourent et à porter sur l’œuvre un regard direct, chose impossible à faire dans le cadre d’une exposition ou par le biais de sa documentation. Aussi, lorsque pour préparer ce texte j’ai visité l’atelier de Blatrix, je lui ai demandé si je pouvais lui emprunter une œuvre. Il a généreusement accepté de me prêter Waiting for Someone (2021), issue de ses archives personnelles.
Au départ, je pensais installer cette œuvre dans mon atelier afin de pouvoir y réfléchir sur mon lieu de travail et l’étudier pendant mes « heures de travail ». Je voulais écrire un texte avec une connexion émotionnelle à l’œuvre. Partager mon atelier avec une œuvre m’oblige à la prendre en compte d’une manière que ne permet pas l’exposition. J’ai toujours trouvé que les œuvres qui sont à proximité de moi ont des façons de se révéler qui m’échapperaient si je ne les voyais pas ou que je ne leur rendais pas visite régulièrement. J’étais curieuse : une sculpture de Blatrix m’offrirait-elle une expérience de ce type ou bien me tiendrait-elle à distance ? L’artiste m’a suggéré de l’installer plutôt chez moi, où je pourrais la voir sous différentes lumières et dans plusieurs états (fatiguée, pressée, heureuse, satisfaite, en colère, quand je m’ennuie), que j’indique dans le texte par des émoticônes : o_O à moitié réveillée, |-O en train de bailler, (@_@) stupéfaite, ^-^ heureuse, et (-_-)zzz endormie. Finalement, mon mari et moi avons installé l’œuvre dans notre chambre, le meilleur endroit pour la regarder puisque j’y suis souvent quand j’aide mon fils à s’endormir. C’est aussi l’endroit où la lumière naturelle est la plus belle et, alors que j’écris ces phrases, le printemps glisse vers l’été. La pièce constitue un décor favorable, qui s’accorde avec la façon dont Blatrix utilise la lumière et les angles de vue, entre autres choses, comme je le découvrirai dans les paragraphes qui suivent.
o_O
Mon fils tapote sur ma poitrine comme une horloge. Il est trois heures du matin. Je n’ai pas besoin de vérifier l’heure. Je m’assois pour l’allaiter, mais, le temps que je sois prête, il s’est pelotonné sur mon oreiller et rendormi. Sans nulle part où poser ma tête ni le moindre espace où m’allonger, je reste assise, observant la pièce sombre autour de moi.
Devant moi, sur le mur à droite de la porte de ma chambre, se trouve la sculpture de Camille Blatrix. Dans la pénombre, la pâleur de l’œuvre se confond avec le mur.
Perchée au bout de mon lit, je la regarde de plus près pour la voir sans mes lunettes.
En plissant les yeux, la forme devient plus présente, puis elle disparaît à nouveau et retourne à l’obscurité.
C’est peut-être parce que je me suis assise trop vite, mais l’œuvre produit un kaléidoscope continu de nouvelles formes. On dirait une de ces vidéos mash-up de différents visages de célébrités qui se fondent les uns dans les autres. Comme toutes les œuvres de Blatrix, cette sculpture est chargée de détails, à tel point que je ne l’ai pas encore bien regardée. Réfléchir à ce que je regardais accaparait toute mon attention.
Si cette œuvre peut changer c’est aussi parce que l’artiste l’a installée de plusieurs manières. Elle peut être accrochée verticalement vers la droite ou la gauche, et horizontalement vers la droite ou la gauche, de sorte qu’il n’existe « ni endroit ni envers » et qu’elle peut être modifiée à chaque nouvelle installation. La sculpture formaliste1 laisse beaucoup de place à l’interprétation : hier, par exemple, ma belle-mère a cru qu’il s’agissait d’un système d’accrochage pour un jouet d’enfant, et demain en passant devant ma mère se demandera tout haut pourquoi il y a une horloge religieuse dans la chambre.
O_o
Mais, à l’instant, comme si je l’avais voulu, la lumière blanche éblouissante de mes voisins s’immisce en profitant du vent qui souffle dans les rideaux. Puisque l’œuvre est sous les projecteurs, je saisis l’occasion de vous la décrire :
Le corps de la sculpture murale est une barre en T symétrique composée de trois pièces en érable et de deux grandes têtes de vis en plastique blanc de chaque côté. Au centre, Blatrix a calé un rouage en plexiglas brillant bicolore (rouge et crème) mais auquel manque son équivalent. Le dessous en acrylique se détache du bois, ce qui permet de voir beaucoup de choses. Le rouage ne peut pas fonctionner sans son pendant, mais de toute façon il ne tourne pas, nous n’avons donc pas à nous en soucier. Selon l’orientation actuelle de l’œuvre, les dents du rouage ne rencontrent pas directement mon regard. Dans ma chambre, je dois me mettre sur la pointe des pieds pour les voir, mais si elle était installée de l’autre côté, il me faudrait me baisser et regarder vers le haut. Le plastique pourrait être une pièce d’outil manquante, ce qui renvoie à l’atelier de Blatrix. Un mécanisme qui ressemble à un potentiomètre à ailettes évoque quant à lui l’intérêt de l’artiste pour la musique. Cette résistance en résine à ailettes, douce au toucher entre le pouce et l’index, se trouve au milieu de la barre en érable. Elle est facile à tourner, ce que mon petit garçon essaie de faire à chaque fois que nous passons devant la sculpture en le portant dans nos bras. En fait, il pourrait s’agir des minuscules aiguilles effilées d’une horloge, avec une finition en peau de serpent rouge que des artisans passionnés utiliseraient pour personnaliser leurs outils.
...la forme devient plus présente, puis elle disparaît à nouveau et retourne à l’obscurité.
|–O
Plus tard, après avoir écrit cette description, je me demanderai comment expliquer objectivement ces caractéristiques de l’œuvre alors que le langage de l’atelier ne figure pas dans mon vocabulaire. Et quand je lirai la description de la pièce de Blatrix à mes étudiant·es, ils·elles me diront que leurs pensées ont dérivé vers d’autres choses. Ensemble, nous essaierons de comprendre si c’est mon ignorance qui a fait dériver leur attention ou si l’œuvre produit volontairement un glissement incessant – accessible et hors de portée. Comme l’écrit Gaston Bachelard : « Croyant parfois étudier des choses, on s’ouvre seulement à un type de rêveries.2 »
|–O
Je me lève tout doucement et je passe devant l’œuvre, respirant à peine pour ne pas réveiller ma famille. Après avoir rempli mon verre d’eau, je reviens sur la pointe des pieds et je m’assois au bord du lit. J’ai l’impression que quelque chose a changé...
Peut-être est-ce le fruit de l’imagination de quelqu’un,
peut-être est-ce mon rêve éveillé,
ou peut-être une scène de film.
Maintenant, je suis investie jusqu’au bout.
Par le passé, Blatrix a qualifié ses œuvres d’artefacts issus d’un futur proche3. On écrit souvent qu’il les fait exister en associant des objets de la vie quotidienne auxquels il donne une nouvelle forme. Nous pourrions parler d’innovation, sauf les objets familiers sélectionnés, tels que des tasses à café, des bouteilles, des jouets, des lampes et des jumelles, ne fonctionnent plus comme on s’y attendrait. En outre, l’artiste remet en question nos attentes matérielles et l’authenticité de ces objets en les fabriquant lui-même minutieusement. Nous ne les connaissons plus parce que nous ne les avons jamais connus et pour les connaître maintenant nous devons découvrir leur future fonction. Boris Groys écrit que l’art est apparu pendant la Révolution française quand les objets de design, en prenant la forme de l’art, n’ont plus rendu la vie meilleure mais pire. Auparavant le design servait à faciliter et à faire oublier les tâches et les habitudes4.
L’art rend la vie problématique, et il rend la vie inoubliable.
(@_@)
Les œuvres de Camille Blatrix sont constituées de couches subtilement ajustées et poncées pour ne devenir qu’une. Les tableaux deviennent des papiers peints, les sculptures deviennent des murs, se soutenant et se nourrissant mutuellement. Dans son exposition Pop-Up à la galerie Andrew Kreps en 2021, plusieurs œuvres étaient installées à hauteur d’enfant. Aux yeux de l’artiste, rien n’est laissé au hasard et tout est présent pour une bonne raison. Même la documentation est travaillée de manière à approfondir l’histoire qu’il imagine. Il inclut par exemple dans les photos des éléments comme de la fumée, un corps ou une autre porte qui n’étaient pas présents dans l’exposition physique.
Blatrix conçoit la réalisation d’une œuvre comme celle d’une exposition. Dans le cas de Waiting for Someone – l’œuvre que je regarde en ce moment – tous les éléments sont réalisés avec soin par l’artiste lui-même dans son atelier : moulés, coupés, rabotés, poncés, meulés, superposés, incrustés et polis. Il écoute peut-être du slowcore ou regarde une comédie romantique, en pensant à l’endroit où cette œuvre sera installée dans l’exposition. Je me demande si son attrait pour le slowcore influence son travail. Selon allmusic.com, « dans le slowcore, les mélodies s’étirent indéfiniment, et les rythmes s’emballent, le tout enveloppé dans des ambiances épaisses et sombres5 ». Le son étire le temps. Parfois le son se réverbère. À d’autres moments, il est étouffé et déformé comme s’il nous parvenait depuis une autre pièce. Les paroles du slowcore sont mystérieuses. Autant de caractéristiques dont on peut faire l’expérience avec les œuvres et les expositions de Blatrix. En fait, l’artiste crée une tension ou ajoute de la rugosité à la douceur de ses pièces en encerclant les œuvres et en imprégnant les espaces de son. Le son façonne l’espace, transformant ses expositions en décors de cinéma. Dans New Day Rising, 2018, présentée à Zurich dans l’espace de l’artiste Taylor Macklin, les œuvres de Blatrix suggèrent qu’un cambriolage vient d’avoir lieu que le public a peut-être interrompu en déclenchant une alarme continue mêlée à l’ouverture instrumentale du tube de U2 With or Without You (1987). En choisissant une chanson immédiatement identifiable, il donne au public une chance de s’en souvenir, de sorte que le paysage sonore devient un élément essentiel de l’exposition et non une simple piste d’accompagnement. Au lieu de créer une ambiance, il crée une tension en rendant le public plus attentif aux endroits où il peut ou ne peut pas entrer. Par exemple, en 2018, dans l’exposition Somewhere Safer au Kunstverein Braunschweig en Allemagne, on entendait une bande-son et les paroles « yoooooooouuuuuu » à travers les murs d’une pièce inaccessible au public. Adapté de la chanson I Will Always Love You de Whitney Huston, sortie en 1992, le mot monte et s’étire vers l’extérieur, touchant momentanément les oreilles de l’auditeur ou l’auditrice jusqu’à ce qu’il se reconnecte au reste du chœur, « I Will Always Love You. » Puis il repart tout seul, laissant le public là où il se trouve.
(@_@)
Les œuvres de Camille Blatrix n’accomplissent rien. C’est le rôle du public. Et c’est vraiment ce que je ressens en étudiant Waiting for Someone. La lumière en forme de losange qui se répand dans ma chambre renforce un sentiment d’attente. Alors que je suis dans ma chambre, je suis revenue sur la pointe des pieds dans la scène entourant l’œuvre de Blatrix qui s’est déployée pendant tout ce temps, attendant que quelqu’un la rejoigne. « Pour les distinguer de manière concise, la performance consiste à faire quelque chose pour le plaisir de le faire, alors que la performativité produit un changement. (…) Je regarde, mais c’est “l’œuvre” qui me pousse à le faire. L’œuvre est donc performative6. » La définition de la performativité que propose Mieke Bal m’aide à comprendre pourquoi je devrais me trouver là-bas, dans la direction vers laquelle pointe l’œuvre. Par exemple, la première fois que j’ai regardé la documentation de l’exposition de l’artiste, j’étais tellement occupée à essayer de comprendre ce qu’il se passait que je n’ai même pas remarqué les autres œuvres de l’exposition jusqu’à ce que mon mari me fasse remarquer que Waiting for Someone y figurait aussi. C’est aussi à ce moment-là que j’ai appris son titre.
...il ne montre ses plans d’exposition que le jour de l’installation. Les commissaires n’ont d’autre choix que de lui faire confiance.
|–O
À présent, ceci.
« C’est ma chanson préférée pour me détacher de tout », commente l’auditeur·ice « I want to KMS » sous la vidéo YouTube Moon Age (1998) de Duster, un groupe de slowcore que Blatrix m’a recommandé.
|–O
J’en suis venue à considérer Camille Blatrix comme un constructeur d’univers rigoureux, au sens fictionnel du terme. Il me raconte qu’en règle générale il ne montre ses plans d’exposition que le jour de l’installation. Les commissaires n’ont d’autre choix que de lui faire confiance. L’artiste est très clair sur ce que seront les œuvres, ce qu’elles feront, où elles iront, et il envisage aussi la façon dont les œuvres se déplaceront d’une exposition à une autre. Dans la fiction spéculative, « la construction d’univers rigoureux signifie que le constructeur essaie de définir toutes les règles de la magie, de la société, des cultures, de la science de son monde, des religions, des espèces, de la géographie (montagnes, rivières, lacs, climats, forêts, etc.) et ainsi de suite, afin qu’elles constituent un cadre cohérent dans lequel se déroulent un ou plusieurs récits7 ». Les règles et les scénarios de l’exposition sont clairement définis par Blatrix, et les installations sont mises en place dès la première visite du site et l’étude des plans. Les personnages, accessoires et décors de l’artiste s’associent encore et encore dans de nouvelles expositions. Chaque seuil, chaque pièce est une scène, chaque œuvre un personnage (certaines ont des mains et des pieds, certaines des visages, d’autres rien du tout), guidant le public sur la trajectoire qu’il veut leur faire suivre. Les autres membres du public deviennent des figurant·es, et les éléments flous entre l’œuvre et l’objet, comme les cartons qui reviennent à plusieurs occasions (par exemple dans Somewhere Safer en 2018 et Les Barrières de l’antique en 2019), pourraient être des accessoires. D’ailleurs, je trouve les cartons fascinants car, pour Blatrix, ce ne sont pas des œuvres mais juste des dispositifs d’exposition pour diviser l’espace. Ce sont des boîtes immaculées, qui n’ont jamais servi avant d’intervenir dans l’exposition, renforçant l’atmosphère mais sans forcément signifier quelque chose. Quand ses œuvres ont besoin de se cacher, l’artiste les installe derrière une boîte, au lieu de réaliser une nouvelle œuvre qui fonctionnerait comme accessoire-actrice-réalisatrice.
Blatrix prend en compte les sites de ses expositions et se sert de leur architecture unique pour renforcer le récit plus vaste de son univers, fait de logos d’entreprise, de lettres au Vatican, d’idoles adolescentes du début des années 2000, de pansements, de bouteilles de soda japonaises, de coques de bateau et de portails. Somewhere Safer au Kunstverein Braunschweig avait lieu dans la Villa Salve Hospes, une ancienne résidence privée conçue sur le modèle des villas vénitiennes de la Renaissance. Dans cette exposition, Blatrix a intégré les ombres que projetaient les fenêtres singulières du bâtiment. Ou, dans mon détail préféré de l’exposition Weather Stork Point, l’artiste a collé des pansements le long des particularités architecturales du CAC – la synagogue de Delme, une « ancienne synagogue de style oriental construite à la fin du XIXesiècle8 ». Il a également intégré les fenêtres de la synagogue réaménagée dans l’exposition. Dans New Day Rising, Blatrix a utilisé cette fois les portes roulantes de l’espace géré par l’artiste Taylor Macklin pour lancer le récit potentiel du cambriolage que j’évoquais plus haut. L’accessoire de la porte roulante associé à la bande-son donnent au public une impression de suspense. « Les environnements sont en dehors de la peau, mais transmis par les sens. Leurs formes physiques traversent la réalité – ils nous rendent nerveux et inquiets dans le cas d’une catastrophe, ils nous ennuient quand rien ne change, nous rendent heureux quand l’excitation commence à poindre9. » Tous les environnements que Blatrix met en scène ont des titres d’exposition qui ressemblent à des films d’action, Heroe (2016), The Goat + Everyone We Know (2018), Rotten to The Core (2022), Fortune (2019), Somewhere Safer (2018), New Day Rising (2014), et On Your Knees (2017). Chaque œuvre n’est pas seulement un personnage mais un·e acteur·ice et – comme je l’ai déjà évoqué à propos de la déviation et de la performativité – un·e réalisateur·ice. Voici quelques acteur·ices-réalisateur·ices des expositions/films mentionnés ci-dessus :
Queen bee,
Stork,
The guy at the end of the movie,
Croc,
🤫
Secondary Actor,
Against other and himself,
The GOAT,
Dad,
On the Moon a Wolf,
Winter Guard,
Bingo (Jaune),
Ambird
...la tendance de Blatrix à dévier notre attention vers ce qu’il veut nous amener à regarder.
(@_@)
Des visages, aussi, apparaissent dans son travail. Le visage déformé par les pleurs de Dawson Leery, le personnage principal d’une série télévisée américaine du début des années 2000. Un portrait de Blatrix dans The guy at the end of the movie. Un portrait de sa femme et de sa fille. Le logo Starbucks. Un visage gribouillé sur un bout de papier. Un émoji qui fait signe de se taire sur un emballage argenté autour d’une bouteille de soda japonaise. Une contrôleuse de train qui attend que le public se décide à acheter un billet. On trouve aussi de nombreux visages éclairés dans les pièces de marqueterie de Camille Blatrix. Il chauffe du sable dans une poêle pour brûler le bois et produire les effets dégradés qui le caractérisent. Comme le visage partiellement éclairé d’une personne qui regarde son téléphone portable. La lumière joue un rôle important dans le travail de l’artiste : la lumière d’une bougie se reflète à l’intérieur du cadre. La lumière du jour à travers des fenêtres ouvragées projette des ombres tout aussi complexes sur les œuvres. Une lumière diffuse, des couchers de soleil, et des briquets. Les sculptures peuvent aussi être des lampes et des signaux lumineux de détresse. Une main levée protège un visage souriant aveuglé par la lumière.
La main qui protège le visage est une image intéressante que l’on peut mettre en lien avec la tendance de Blatrix à dévier notre attention vers ce qu’il veut nous amener à regarder. Pourquoi devrions-nous tout le temps tout voir ? Pourquoi faut-il toujours savoir ce que les choses signifient ? L’artiste abstrait Ian McKeever dit à propos de la peinture (et je pense que cela s’applique aussi à la sculpture) : « Je crois que les bons tableaux ne doivent pas donner l’impression d’apporter une réponse. Je pense que les tableaux doivent vous bloquer, vous séduire, vous absorber, mais ils ne doivent pas vous donner de réponses, ils doivent vous repousser10. » En nous détournant de ses sculptures séduisantes et gorgées de détails, Blatrix nous offre en quelque sorte une forme de répit. Il va même jusqu’à promouvoir le Starbucks le plus proche sur de grandes affiches, le présentant au public comme un endroit familier que tout le monde connaît. Un lieu où se remettre de l’expérience artistique, une expérience qui rend la vie difficile et inoubliable (comme je l’indiquais plus haut).
On trouve d’autres exemples de déviation dans Somewhere Safer, où Blatrix bloque une pièce en installant une œuvre dans l’embrasure de la porte, de sorte que nous pouvons juste jeter un œil depuis le seuil. Il cloue même une planche de bois magnifiquement travaillée sur l’entrée de derrière. Et si vous plongez dans les portails spatiotemporels de Weather Stork Point, ils vous ramèneront en 2020 pour visiter Standby Mice Station à la Kunsthalle de Bâle, alors que si vous empruntez le portail de Standby Mice Station, il vous emmènera dans le futur voir Weather Stork Point au CAC – la synagogue de Delme, en 2022. Dans l’exposition Unview de 2017 à la galerie Bad Reputation11, les minuscules sculptures de l’artiste sont installées à côté d’une grande fenêtre qui surplombe une vue spectaculaire de Los Angeles et ses couchers de soleil.
^_^
Assise au bord de mon lit, je me demande pourquoi, si Blatrix est un constructeur d’univers rigoureux, il m’a prêté une œuvre, à contre-courant des conditions d’exposition très précises qui lui sont propres ? Tony Castaldo, un auteur de fiction spéculative et contributeur régulier de Quora, le forum de questions-réponses, a écrit : « Je construis mes univers au fur et à mesure, mais cela ne veut pas dire qu’ils partent dans toutes les directions. Mes récits sont toujours cohérents. Vous ne trouverez rien à la page 50 qui contredise quelque chose à la page 250 ; vous ne trouverez rien à la page 250 qui rende idiot, illogique ou inutile ce que les gens faisaient à la page 50. Il s’agit juste de gagner du temps en construisant l’univers à la manière des studios de cinéma – je ne construis que les décors qui apparaîtront à l’image, et je m’assure qu’ils restent cohérents tout du long12. » L’approche de Castaldo en tant que bâtisseur d’univers s’apparente à celle de Blatrix, qui le prouve très clairement en me prêtant Waiting for Someone. La façon dont je perçois cette œuvre, que ce soit dans l’agitation de la vie quotidienne ou dans un rêve à moitié éveillé comme maintenant, diffère de l’expérience que j’en fais dans une exposition. Et pourtant, je ne pense pas que l’artiste contredise le récit qu’il a créé en me laissant choisir la pièce, l’angle de vue, l’éclairage et la position de l’œuvre. Ce monde-ci a glissé dans ce monde-là, ou peut-être est-ce une ouverture entre les deux, un espace entre des mondes – coincé à l’intérieur d’un portail spatiotemporel. Je suis sensible à la confiance de Blatrix. J’ai quitté son atelier en lui promettant de lui rendre l’œuvre. Je l’ai ramenée chez moi en train dans un sac en tissu. Il n’y a pas de barrière entre moi et l’œuvre et aucune déviation, à moins que je ne choisisse moi-même de m’en détourner.
|–O
Les acteur·ices-réalisateur·ices renvoient vers d’autres œuvres, personnes, animaux et personnages qui renvoient vers eux-mêmes et vers vous. En l’occurrence, le titre de l’œuvre me renvoie à moi, et il a toujours été là pour me guider, il n’était pas là pour me raconter quelque chose. Peut-être a-t-il abandonné son point d’interrogation par accident, peut-être en poussant un landau dans un parc. Le titre de l’œuvre devrait être : « Waiting for Someone? », comme la question que poserait dans un film un personnage incarnant la sagesse à l’amoureux égaré qui se tient perplexe au coin de la rue, se demandant où aller. Waiting for Someone me demande : « Qui attends-tu ? »
Tandis que je me tiens au coin me demandant où aller, les paroles du morceau pop Everybody’s Free (to Wear Sunscreen) (1999) me reviennent à l’esprit :
Ne t’inquiète pas pour le futur
Ou alors sache que s’inquiéter
Est aussi efficace qu’essayer de résoudre une équation d’algèbre
en mâchant du chewing-gum
Dans la vie les vrais problèmes
Ont tendance à ne jamais traverser ton esprit inquiet
Celui qui te prend de court à 16 heures un mardi désœuvré
Parce que c’est aussi ce qui rend la vie inoubliable, accepter l’inconnu, et c’est ce qui caractérise l’art.
|–O
Le ventilateur bourdonne au plafond, et l’horloge continue son tic-tac.
|–O
Ma voisine finit par éteindre sa lumière.
Je soulève doucement mon fils pour le remettre dans son lit, et je me rendors.