Sur les lits, les chauves-souris, le temps et la mémoire
C’est par une semaine de juin exceptionnellement chaude que je prends le train Paris-Lens. Jusqu’en 1986, date à laquelle la dernière mine a fermé ses portes, la petite ville du nord-ouest de la France a été un important centre d’extraction de charbon. Aujourd’hui, c’est le Louvre-Lens qui fait exister ce lieu sur la carte culturelle. Même si visiter le musée figure sur ma liste de choses à faire depuis un certain temps, ce n’est pas l’objet de mon voyage. Je vais rencontrer l’artiste Benoît Piéron (né en 1983), qui vit et travaille actuellement à Lens dans le cadre d’un programme de résidence d’un an.
En arrivant, je me retrouve face à un grand portail gris qui masque complètement une cour. Je sonne et j’attends un peu avant que Benoît Piéron ouvre une petite porte dans le portail. Timide, mais chaleureux, il me salue et m’invite à entrer dans la maison indépendante qui était autrefois un presbytère, me raconte-t-il. C’est le genre de maison que l’on trouve surtout en province. Avec sa façade symétrique ponctuée de grandes fenêtres et entourée d’un jardin luxuriant, elle évoque un faste simple.
Dans la maison, nous engageons la conversation. Cette visite d’atelier est une sorte de rendez-vous arrangé car nous ne nous sommes encore jamais rencontrés en personne. Nous parlons de ses nombreux projets en 2023, dont l’exposition collective Exposé·es au Palais de Tokyo, la biennale de Liverpool, son exposition personnelle à la Chisenhale Gallery et la résidence d’artiste Pinault à Lens.
Bientôt, Benoît Piéron me raconte qu’il est né avec une méningite et qu’à l’âge de trois ans il a été diagnostiqué leucémique. En France dans les années 1970 et 1980, près de 5 000 personnes nécessitant une transfusion sanguine ont été infectées par le VIH et les virus de l’hépatite à la suite de l’utilisation de produits sanguins contaminés. L’artiste était l’une d’entre elles mais, contrairement à bien d’autres, il n’est pas devenu séropositif. Il y a quelques années, on lui a diagnostiqué un cancer. Cette série d’événements lui a valu de passer une grande partie de sa vie, depuis son enfance, dans des hôpitaux, des cliniques et des salles d’attente, à tel point que ces espaces sont devenus pour lui comme des résidences secondaires. Il ne faut peut-être pas s’étonner que tout le temps passé dans ces espaces ait modelé sa manière de voir la vie et exercé une profonde influence sur son travail. Tandis que nous sommes assis en train de discuter de cette enfance singulière, Piéron dit que Monique semble réveillée et prête à me rencontrer.
Monique et les lits
Monique Wittig permet d’envisager des existences corporelles aux strates multiples (...) ce qui a été une source d’inspiration inépuisable pour Benoît Piéron.
Dans le salon, Monique la peluche chauve-souris se repose sur la table basse, tenant timidement ses ailes aux couleurs pastel tout contre son corps. La chauve-souris comme compagnon de vie, pour reprendre les termes de Benoît Piéron, a toujours été à ses côtés. Il poursuit le récit des jours et des nuits qu’il a passés, enfant, à l’hôpital, où il dormait souvent très peu à cause de ses problèmes de santé et des médicaments. Dans ces moments entre la veille et le sommeil, dans le décor hospitalier qui tranche si nettement avec une chambre d’enfant ordinaire à la maison, son imagination s’emballait.
Le compagnon-coloré-et-ami-imaginaire-matérialisé porte le prénom de l’autrice, philosophe et théoricienne féministe française Monique Wittig (1935-2003), qui a tenté de démembrer le corps par les mots afin d’ouvrir un nouveau champ des possibles corporels1. Ainsi, Wittig permet d’envisager des existences corporelles aux strates multiples, en particulier les corps féminins pris dans un système patriarcal, ce qui a été une source d’inspiration inépuisable pour Benoît Piéron. Mais un autre lien entre l’artiste et le travail de Wittig me vient à l’esprit. Publié en 1964, son livre L’Opoponax décrit la façon dont des enfants vivent des expériences typiques de l’enfance, comme un premier jour d’école ou un premier amour2. Dans ce roman qui l’a révélée, Wittig s’adresse au protagoniste à la deuxième personne du singulier, « tu », ce qui confère au livre un ton direct, comme si elle parlait à et d’un soi passé relié à un tout plus large. L’arc narratif fragmenté non chronologique et le style d’écriture insistent sur une mémoire non linéaire – comment les souvenirs du passé influent sur le présent et comment les nouveaux souvenirs peuvent aussi influencer d’autres souvenirs plus anciens. Le temps que Benoît Piéron a passé dans les hôpitaux a profondément reconfiguré sa manière de percevoir la vie. Quand les souvenirs de ces expériences d’enfance ont ensuite refait surface, il a cherché à les rendre visibles et tangibles à travers son œuvre prolifique.
Sur la table, à côté de la peluche chauve-souris Monique, se trouve une traduction française du Petit Vampire part en vacances, un livre de la célèbre série d’Angela Sommer-Bodenburg d’abord publié en Allemagne en 1982. La série porte sur l’amitié qui lie l’enfant vampire nocturne Rüdiger au jeune humain diurne prénommé Anton. Benoît Piéron s’identifie aux conditions de vie du petit vampire, y décelant des similitudes avec sa propre enfance passée dans la temporalité parallèle des hôpitaux, loin de la maison familiale, souvent éveillé la nuit ou à moitié endormi alors que beaucoup d’autres enfants dorment, rêvent, pensent ou hallucinent, comme le fait l’esprit quand il se trouve dans un état liminaire. Puisqu’on assimile souvent les vampires aux chauves-souris, il semble aller de soi que sa compagne de vie Monique prenne la forme de cet animal volant nocturne.
Benoît Piéron me parle d’une autre référence importante pour sa réflexion sur la puissance de l’imagination face aux circonstances qui imposent de rester dans un espace confiné, Voyage autour de ma chambre, le livre publié en 1794 par Xavier de Maistre. En reprenant le style d’un grand récit de voyage, de Maistre décrit de manière saisissante le voyage qu’il a entrepris dans sa chambre alors qu’il était assigné à résidence pendant six semaines. Durant cette période, il a observé de très près tous les détails des meubles et autres éléments de chaque pièce, se déplaçant de l’une à l’autre. Le récit raconte les mécanismes de survie que déploie l’imagination créative.
Avec Le Lit (2021), Benoît Piéron réfléchit spatialement à ces moments. Toutefois, il ne s’agit pas d’un lit ordinaire, et certainement pas d’un lit que vous pourriez trouver dans un hôpital. L’installation surélevée en forme de tente est faite de tissus de soie à motifs, et les lignes verticales du baldaquin sont en bobines de fil, reliées horizontalement par des fanions colorés et des guirlandes lumineuses. Au niveau de la tête du lit, une petite étagère accueille un grille-pain, deux tasses et une poire à lavement. Au-dessus du lit se trouve un attrape-rêves réalisé à partir d’un body en mousseline de soie rouge, et de chaque côté long du matelas court une gouttière qui évoque l’évacuation de la pluie, de la sueur, des excréments et des cauchemars.
Le Lit est une manifestation esthétique qui fait référence aux nombreuses activités possibles liées à l’espace que nous appelons lit : depuis le sommeil profond jusqu’aux rêves érotiques ou au sexe, de la sieste réparatrice au fait d’être cloué au lit par la maladie. En tant que site, le lit est devenu absolument central dans la vie de Benoît Piéron en particulier et, de manière générale, il constitue un lieu où, pour à peu près n’importe qui, quels que soient l’âge, la classe, la race, le milieu culturel, la situation géographique ou l’époque, les expériences sont incorporées et transformées en souvenirs. Ainsi, le lit est à la fois profondément banal et un site où, comme par magie, l’imagination fonctionne à pleine puissance.
Les consœurs de Monique et le céleste
Benoît Piéron déplace l’attention sur le fait d’accueillir une nouvelle maladie et une transition vers un nouvel état dans lequel quelque chose, la maladie, va grandir et s’épanouir.
Après la rencontre avec Monique, Benoît Piéron et moi reprenons notre conversation. En parcourant à nouveau son portfolio, je réalise que d’autres chauves-souris peuplent ses installations. Tels des esprits animaux, elles animent les œuvres en planant au-dessus d’un espace, comme dans maybepole (2022), ou bien elles se rassemblent en groupe d’amies comme dans Peluche Psychopompe (2022). L’œuvre maybepole fait référence à l’arbre de mai, un grand mât dressé que l’on retrouve dans plusieurs cultures germaniques et européennes. Bien qu’il soit largement répandu, ses origines restent inconnues. Dressé en mai ou juin, quand il n’est pas installé de manière permanente, le mât est activé pour célébrer le retour de l’été et la croissance d’une nouvelle végétation3. Il symbolise la transition vers une nouvelle phase de floraison. L’artiste introduit une hésitation dans le titre de l’œuvre, reflétant l’incertitude qui nous accompagne après le diagnostic d’une maladie chronique. La pièce faisait partie de l’exposition de Benoît Piéron intitulée Illness Shower (Galerie Sultana, Arles, 2022), dont le titre joue avec les mots de l’expression baby shower. Au lieu de célébrer la naissance attendue d’un enfant, il déplace l’attention sur le fait d’accueillir une nouvelle maladie et une transition vers un nouvel état dans lequel quelque chose, la maladie, va grandir et s’épanouir. L’approche peut sembler macabre, mais, comme l’explique l’artiste, il s’agit plutôt d’un mécanisme de défense personnelle né de ses manières d’envisager la maladie et la vie dans une sphère reliée à la société tout en étant située en marge.
Les guirlandes de fanions de maybepole et Le Lit partagent un intérêt pour le céleste. Il manque au mât de maybepole la partie censée l’ancrer dans le sol, c’est-à-dire le mât en lui-même, si bien que l’épicentre se situe au-dessus de notre tête. L’installation attire le regard le long des lignes ascendantes des fanions jusqu’à atteindre un cercle central où la chauve-souris pastel est suspendue. La seconde œuvre invite le·a visiteur·euse à s’imaginer allongé·e sur le lit– même s’il est interdit d’y monter –, en train de regarder l’intérieur de la tente et le baldaquin orné de sa décoration horizontale et verticale. En suivant cette intuition, les deux œuvres adoptent une perspective inclinée qui relie le champ de vision principalement horizontal à l’espace qui se situe au-dessus, là où se trouvent le plafond et le ciel, où nous imaginons que les rêves ont lieu et où le paradis est censé être. Vivant avec une maladie grave et un corps qui se détériore, Benoît Piéron a passé beaucoup de temps allongé à se reposer et se rétablir, le regard fixé, par exemple, sur l’intérieur de la tente et le plafond. En tant que personne pour qui la vulnérabilité du corps n'est pas inconnue, ce changement de perspective indique qu’il ne s’intéresse pas seulement à ce qui est ancré autour de nous, tangible et compréhensible, mais aussi à ce qui se trouve plutôt dans les airs, intangible et plus difficile à saisir, comme les pensées, les rêves, la mort et les cieux.
Tandis que notre conversation se poursuit, nous en venons à parler du Collectif socialiste de patients fondé en Allemagne de l’Ouest en 1970 par Wolfgang Huber, le Sozialistisches Patientenkollektiv ou, sous sa forme abrégée, le SPK. Ce collectif marxiste a été fondé pour encourager la discussion sur les patient·es – surtout psychiatriques – et leur place dans la société. Le collectif suivait une ligne de pensée foucaldienne et affirmait que la plupart des maladies étaient causées par la société capitaliste, qui pouvait elle-même être considérée comme malade. Pour le SPK, le but de la thérapie classique était de préparer les patient·es à être réinséré·es dans la société. Selon son manifeste – Faire de la maladie une arme, pour lequel Jean-Paul Sartre a écrit une préface – il faut résister à cette forme de réinsertion thérapeutique en utilisant la maladie comme une arme4. Le ton politique du collectif s’est ensuite radicalisé, entraînant des procès contre son fondateur et plusieurs de ses membres jusqu’à sa dissolution en 19725. Même si Benoît Piéron ne partage pas les objectifs extrêmes et parfois contestés du collectif, il s’intéresse au changement de perspective sur la manière dont les corps malades sont déplacés en dehors du mode de production des sociétés capitalistes vers des espaces adjacents qui fonctionnent dans une dimension parallèle. Ils deviennent, pour reprendre les termes de Benoît Piéron, les fantômes, les vampires ou les chauves-souris de la société. Ce changement de paradigme redonne aux personnes confrontées à la maladie leur capacité d’action, contrastant avec leur marginalisation courante de la sphère de production néolibérale.
Les autres et la salle d’attente
Comme l’illustre Peluche Psychopompe (2022), ni Monique ni Benoît Piéron ne vivent seul·es leurs expériences. Il me raconte que tout au long de son enfance il a rencontré beaucoup d’autres enfants qui faisaient face à des situations comparables. Eux aussi devaient gérer des maladies, apparentées ou différentes, passaient une grande partie de leur temps dans des décors médicaux, loin de la vie quotidienne habituelle, et se retrouvaient souvent dans l’état liminal de l’attente. L’installation Le Rayon (2023) en offre un reflet simple et puissant. Commandée pour l’exposition collective Exposé·es de 2023 au Palais de Tokyo, on y rencontre une porte d’hôpital jaune pastel dotée d’une petite fenêtre rectangulaire dont le verre est dépoli. L’espace derrière la porte est lumineux, la couleur de cette lumière qui brille à travers la fenêtre et l’interstice entre le bas de la porte et le sol change lentement. De temps en temps, l’ombre d’une personne qui marche près de la porte est projetée sur la fenêtre et le sol. L'environnement sonore, constitué de sons qui ne sont ni inconnus ni directement identifiables, fait référence au silence d'une nuit d'hôpital.
Il commémore et célèbre celles et ceux qui se sont retrouvé·es dans des décors hospitaliers périphériques dont l’existence se poursuit en parallèle de la sphère publique.
Mais la porte ne s’ouvre pas. L’impénétrabilité de l’œuvre nous force à ralentir et interrompt le flux des visiteur·euses qui la voient – pleinement. Cette interruption n’est pas sans lien avec la lenteur de certaines œuvres qui peut avoir un impact sur le·a regardeur·euse, comme l’affirme Mieke Bal6. En tant que théoricienne de la culture et de la littérature, elle a beaucoup écrit sur les temporalités alternatives et la puissance politique du temps dans l’art. Selon Bal, les œuvres politiques exigent « un regard qui dure » grâce auquel émerge leur potentiel politique, car ce genre de pièces a tendance à émouvoir le·a visiteur·euse7. Parce qu’il parle aux sens, l’art interrompt la routine. Dans le cas du Rayon, nous entendons des sons confus, nous voyons une lumière changeante et des ombres humaines qui passent, tout en ressentant l’impossibilité d’accéder à l’espace qui se trouve au-delà. Tout ceci rend l’interruption apte à toucher nos sens et nous permet d’éprouver corporellement que le flux de notre visite a été perturbé8. Ainsi, le potentiel politique, ou plus précisément la conscience du politique, commence à émerger. L’expérience du Rayon ne concerne pas seulement celles et ceux qui ont été gravement malades. Tout le monde s'est retrouvé un jour ou l'autre dans une pièce où l'on entendait des choses qui se passaient à l'extérieur, ou hors champ, tout en réalisant que l'on ne pouvait pas y participer parce que l'on était confiné dans la pièce.
Benoît Piéron s’adresse donc à notre mémoire individuelle. Selon Bal, le temps est le moteur de la mémoire et cette dernière est généralement considérée comme un phénomène culturel, individuel et social. En effet, tous les souvenirs comportent un élément individuel, social et culturel, puisque les sujets qui se souviennent – c’est-à-dire n’importe quel être humain – participent aussi de ces trois domaines9. Bal convoque également la conception du temps marxiste de l’historien Harry Harootunian en expliquant que le passé « dépose dans chaque présent ses traces résiduelles qui incarnent des temporalités intempestives10 ». Avec Le Rayon, Benoît Piéron rend ces trois strates palpables en puisant dans notre mémoire personnelle, qui est aussi une mémoire sociale puisqu’elle s’est constituée dans un espace confiné, à la fois proche et hors de portée d’autres personnes. L’artiste souligne ainsi l’universalité de cette expérience, en en faisant aussi une mémoire culturelle.
Les traces du passé habitent les œuvres en tissu de Benoît Piéron. Le tissu de couleur pastel mentionné plus haut utilisé pour réaliser les chauves-souris est du tissu hospitalier recyclé, y compris des draps. Après un nettoyage complet, le tissu est revendu à la grande chaîne de magasins de bricolage française Leroy Merlin. Benoît Piéron s’est servi de ce matériau pour créer plusieurs œuvres qui rendent souvent hommage aux malades et aux hospitalisé·es, comme dans maybepole ou la série Matelas de plage (2022), cette dernière consistant en quatre matelas en patchwork accrochés au mur comme un monument moelleux aux personnes alitées. Si ces teintes pastel sont les couleurs par défaut des draps d’hôpital, elles évoquent aussi pour Benoît Piéron des connotations moins héroïques puisqu’elles occupent une position intermédiaire dans les schémas de couleur11. En prenant tous ces éléments en compte, l’utilisation par l’artiste de ce matériau comme base pour plusieurs œuvres confère aux personnes qui ont été en contact avec lui une présence immédiate et spectrale dans les espaces d’exposition. Il commémore et célèbre celles et ceux qui se sont retrouvé·es dans des décors hospitaliers périphériques dont l’existence se poursuit en parallèle de la sphère publique.
Derek Jarman, Albrecht Dürer et le jardin
À travers le beau vert de la pelouse qui n’a pas été tondue, un petit chemin nous mène vers l’atelier carré en bois sombre dont les larges fenêtres créent un lien fort entre intérieur et extérieur. Comme il est impossible d’ignorer ce cadre, Benoît Piéron et moi commençons à parler de jardin et de ce temps passé en résidence, qui se situe à deux heures en train de Paris, où il vit. Citadin, il dit n’avoir jamais voulu vivre à la campagne, mais il constate qu’elle a un effet apaisant. Nous en venons bientôt à parler du réalisateur expérimental Derek Jarman (1942-1994), duquel il se sent proche. Jarman a également dû faire face à des problèmes de santé, et il a trouvé refuge loin de la vie urbaine dans son Prospect Cottage à Dungeness, en Grande-Bretagne, du milieu des années 1980 jusqu’à sa mort. Jardinier passionné depuis l’enfance et doté d’un sens aigu des couleurs et de l’esthétique, il a fait de ce lieu son terrain d’expérimentation de jardinage artistique et une sorte de pharmacopée12. Le cottage de Jarman et l’atelier temporaire de Benoît Piéron entretiennent des similarités visuelles et fonctionnent pour eux comme une hétérotopie.
Les plantes et le jardinage sont une partie essentielle de la pratique de Benoît Piéron, car ils introduisent la notion de soin et d’intimité tout en déplaçant l’attention de son propre corps vers d’autres entités vivantes. Dans sa pièce Monstera (2022), la plante éponyme est installée sur un pied porte-sérum dans un pot en goudron, clin d’œil au toit en goudron du cottage de Jarman. Une chauve-souris en peluche est accrochée au-dessus de la monstera, comme un ange gardien à l’envers, ainsi qu’une lampe horticole qui semble évoquer les dynamiques de ce que l’autrice et chercheuse environnementale Stacy Alaimo a appelé la transcorporalité. Selon Alaimo, si les humain·es possèdent un talent remarquable pour séjourner dans d’autres lieux et temporalités, la transcorporalité nous invite à considérer notre chair ici et maintenant comme un élément largement relié à d’autres substances, systèmes et forces sociales qui nous traversent13. Nous échangeons sans cesse avec notre environnement, car l’eau, la nourriture, l’air et de nombreuses substances chimiques invisibles circulent à travers notre corps. La transcorporalité nous réinsère dans le monde matériel profondément altéré et dont les idéologies occidentales ont peu à peu détaché les êtres humains. Ces idéologies considéraient les ressources de ce monde comme des choses inertes avant tout destinées à l’usage humain14. La transcorporalité est inextricablement liée aux discours sur l’époque de l’Anthropocène, dans laquelle les forces naturelles et humaines se sont entremêlées à la suite de siècles d’activité humaine. En associant dans l’espace d’exposition la plante et une lumière ultraviolette, Benoît Piéron suggère que son travail ne s’intéresse pas aux concepts inertes et abstraits, mais aux corps physiques et aux entités vivantes que des ressources et des actes artificiels entretiennent et altèrent. Devenu poreux, le corps est conçu de manière holistique comme une partie d’un ensemble plus vaste, où des éléments naturels et artificiels s’entremêlent et s’influencent mutuellement.
La pratique artistique de Benoît Piéron ne se concentre pas sur la mort ou les façons de mettre un terme à la vie, mais plutôt sur la vie sous toutes ses formes.
Dans L’Écritoire (2023), une impression de danger potentiel, d’autodétermination et d’appréhension s’insinue. Sur un vieil écritoire peint à la bombe en couleurs pastel, Piéron met en pot une sélection de plantes au-dessus desquelles il place des lampes horticoles. Les plantes sont accompagnées par la chauve-souris Monique, tranquillement assise les ailes repliées au bord de la table, apparemment sereine et immobile. À côté de l’écritoire, une pancarte prévient que la combinaison de plantes est toxique. Aussi déconcertant que cela puisse paraître, l'œuvre peut être interprétée comme une allusion à la possibilité d'utiliser les plantes – et peut-être d’autres substances qui ne sont pas exposées – pour s’empoisonner soi-même ou d’autres dans l’espace d’exposition. Cependant, comme me l'a expliqué Benoît Piéron, l'œuvre est un acte symbolique pour semer la mort et en prendre soin, comme une façon de la tenir à distance. Un peu comme le SPK, il révèle la capacité d’agir dont nous disposons – qu’on soit un·e patient·e ou non – tout en nous rapprochant du suicide et de la mort, afin de dissoudre leur séparation profonde de la vie.
Ainsi, la pratique artistique de Benoît Piéron ne se concentre pas sur la mort ou les façons de mettre un terme à la vie, mais plutôt sur la vie sous toutes ses formes. Pour The Great Piece of Turf – After Albrecht Dürer (2020 - en cours), il s’est inspiré de l’aquarelle éponyme d’Albrecht Dürer datant de 1503. La ligne d’horizon de l’œuvre située au niveau du sol offre un point de vue frontal sur différents types d’herbes et de plantes de prairie. La végétation y est l’égale d’entités vivantes plus grandes comme un humain ou un arbre, et les petites plantes sont représentées comme si elles tentaient d’atteindre le ciel. Cette perspective sur la végétation ouvre une autre dimension céleste dans le travail de Benoît Piéron.
Pour lui, les plantes associent croissance, résistance perpétuelle, vigueur et lenteur. Il tire son inspiration de Francis Ponge pour qui l’herbe exprimait la forme la plus élémentaire de résurrection universelle15. Pour son projet, l’artiste s’est procuré les graines de la végétation représentée dans l’aquarelle et a recréé l’ensemble de différentes manières. En 2020, il réalise la première itération sur son balcon. Une autre a vu le jour dans le cadre d’une exposition au Mat à Ancenis (2021) où il a également animé un atelier sur le jardin de Jarman à l’issue duquel les participant·es ont reçu des capsules remplies de graines des plantes trouvées au Prospect Cottage16. La dernière itération, encore prématurée lors de ma visite, fleurit dans le jardin de Lens. Il est rare de voir une plante pousser et changer, nous voyons plutôt qu’elle a poussé et changé. D’une part, cette lenteur donne à voir l’existence de temporalités alternatives ; d’autre part, pourtant, l’œuvre révèle à la fois des processus de culture et de transformation naturelle qui illustrent la notion de transcorporalité et la relation réciproque entre les existences naturelles et artificielles.
Mes pensées et moi un peu partout
Après avoir passé la nuit à Lens, visité le Louvre-Lens et poursuivi la discussion, je dois rentrer à Paris. Nous nous disons au revoir et nous remercions mutuellement pour ces échanges fructueux et denses. Je monte dans le taxi pour me rendre à la gare, j’agite la main une dernière fois et il disparaît derrière le grand portail gris. À l’étroit, je m’enfonce un peu plus dans le siège de la voiture et laisse mes pensées vagabonder. Je jette de nouveau un coup d’œil au portail, une séparation que j’avais déjà ressentie en arrivant, mais qui, après nos longues conversations sur les frontières entre les centres sociétaux et les périphéries, les personnes en bonne santé et celles qui font face aux maladies, devient une métaphore encore plus forte des processus d’inclusion et d’exclusion et de l’existence de temporalités parallèles.
En déplaçant l’attention et en ralentissant l’allure, Benoît Piéron interrompt le flux des routines quotidiennes pour critiquer notre société néolibérale capitaliste au rythme effréné et son ignorance des personnes qui, en raison de conditions physiques chroniques ou temporaires, ne sont pas toujours en mesure de soutenir ce rythme. Cela arrivera à nombre d’entre nous, d’une manière ou d’une autre, à un moment donné. Heureusement, comme l’artiste le montre et le donne à sentir, nous pouvons trouver de la compagnie dans les plantes, les chauves-souris et les vampires, ainsi que dans les esprits d’autres personnes qui se sont trouvées dans des situations semblables par le passé, celles qui y sont encore et celles qui le seront toujours.